Par Khaled TEBOURBI Beaucoup s'accordent à reconnaître que la liberté de la presse reste, à ce jour, «l'acquis le plus sûr» de la révolution, «sa plus belle conquête», vont jusqu'à dire certains. C'est évidemment vrai, en grande partie vrai. En comparaison, surtout, avec ce qui se passe partout ailleurs, où, comme tout le monde le sait maintenant, les engagements et les promesses proclamées au lendemain du 14 janvier 2011 peinent à se réaliser, s'ils ne sont pas franchement pris à défaut. Vrai, mais cette liberté de la presse et ce qui en découle, naturellement, comme liberté de parole, d'expression et d'opinion, servent-elles, à leur tour, les idéaux et les objectifs de la révolution? Ne parlons pas des critiques faites aux «excès» et autres «abus» des médias. Elles procèdent, généralement, d'une hostilité foncière au principe même d'une presse libre. La question, ici, est de savoir si nos médias, enfin débarrassés de la dictature et de la censure, ont vraiment conscience du rôle qui leur est d'ores et déjà dévolu, si, ayant désormais toute latitude de se manifester et de s'exprimer, ils sont réellement en train de défendre et de propager les justes valeurs de la liberté et de la démocratie. Honnêtement, pas toujours. Sincèrement, de moins en moins. Voire, l'impression, depuis quelque temps, est que la liberté de la presse, les libertés de parole et d'opinion qu'elle véhicule dans son sillage, profitent, également, jusqu'à ceux qui prônent leur exact contraire. Et le devoir de conscience? Un exemple récent : ce représentant d'un parti, invité d'un “talk-show", qui déclamait l'autre soir : «Le pays n'a besoin ni d'une constitution ni d'élections, mais de s'épurer, d'abord, des détritus du passé...» “Epuration", “passé", “détritus", les termes renvoient, à s'y méprendre, à la terreur jacobine sous Robespierre, et sans doute encore à l'Allemagne de Goebels. Où la chaîne hôte voyait-elle en cela un quelconque rapport avec le débat démocratique? En quoi les propos ouvertement belliqueux, clairement revanchards, de cet invité, pouvaient-ils servir la révolution et les libertés? Un autre exemple, de fraîche date : ces images relatées telles quelles, d'une conférence de presse où des chefs jihadistes menaçaient, quasiment, de «recourir aux armes» et mettaient en garde tous ceux, autorités comprises, qui «s'aviseraient de faire obstacle à leur projet». Etait-ce pour «les besoins de l'information», était-ce par «souci de neutralité» qu'une télévision se serait, ainsi, crue obligée de mettre en exergue, froidement, sèchement, comme si cela allait de soi, les harangues brutales, subversives, d'une «secte extrémiste», non seulement à la limite de la légalité, non seulement opposée à toute idée de République civile, mais dont les méfaits s'observent encore à l'œil nu. Au détriment de l'Etat, des populations, des libertés, de toutes les libertés, d'un pays dans sa totalité? On a peine à l'admettre. Le droit à l'information, l'impératif de neutralité ne peuvent jamais s'exclure du devoir de conscience. A fortiori dans le contexte historique particulier que nous vivons. Là, les médias libres ont nécessairement à faire un choix. Entre exercer, indistinctement, leur pleine et entière liberté ou adapter celle-çi aux réalités qui les entourent. Les réalités de la Révolution tunisienne exigent en ce moment que nous prenions en considération l'impréparation politique et culturelle de la majorité de nos concitoyens. Ce n'est pas en «jouant» sur «la parité» des opinions, quelles qu'elles soient et d'où qu'elles proviennent, ce n'est pas en leur proposant «le meilleur» et «le pire», sans distinction, sans le moindre effort de discernement, que nous allons y parvenir. Il ne s'agit nullement de censure ou d'auto-censure. Il s'agit de pédagogie utile. De larges franges de Tunisiens en ont encore besoin, sans forcément s'en rendre compte. Nous nous devons de les aider à être plus lucides, par dessus tout, à ne plus être perméables à la première «élucubration» venue. Du gâchis dans les têtes Nos radios et nos télévisions trouvent sûrement leur intérêt, parfois même un plaisir visible, à «opposer les extrêmes», à «afficher des contrastes», concrètement, hélas, à confronter «à parts égales», au prétexte de l'objectivité journalistique, les idées et les visions les plus éclairées aux idées et aux visions les plus obscures. Cela draine des audiences, outre que professionnellement, déontoliquement, cela n'enfreint aucune règle. Le problème, néanmoins, est que leurs publics les prennent «au mot». Avec, pour conséquence, bien du «gâchis» dans les têtes. Mais le plus probable, si l'on continue sur ce mode, est que «l'acquis le plus sûr de la révolution», sa «plus belle conquête», risquent dans ce «libre mélange» du pire et du meilleur de s'effriter sous les coups de boutoir de leurs plus irréductibles ennemis.