« Être objectif, c'est traiter l'autre comme on traite un objet, un macchabée, c'est se comporter à son égard en croque-mort ». Cioran, De l'inconvénient d'être né Pour le président de la confrérie, baptisée par ses adeptes Ennahdha, la « révolution », qui lui est tombée du ciel au moment où il s'y attendait le moins, est devenue, à la faveur des élections du 23 octobre 2011, une affaire de famille et, pour ainsi dire, une aubaine qu'il s'ingénie de fructifier par tous les moyens. En termes plus clairs, la « révolution d'un peuple » est devenue, grâce au tour de magie du 23 octobre 2011, le privilège d'une caste ou d'un clan, en l'occurrence les islamistes de tous poils, dominés par la secte nahdhaouie et son chef, charismatique aux yeux des siens, Rached Gannouchi. Pour faire prospérer son affaire juteuse, ce dernier ne recule devant rien et s'ingénie de tirer profit de tout, y compris de la mort. La preuve nous a été fournie dernièrement, lors de la visite éclair que sa gracieuse sainteté a effectuée à Hammam-Sousse sous prétexte de présenter ses condoléances, de vive voix, à l'un des militants de sa confrérie, dont la mère venait de décéder. Nous sommes donc en droit de supposer qu'il ne s'agit pas là d'une mesure spéciale, mais d'une tradition établie, ce qui reviendrait à dire que R. Gannouchi, qui a du temps à en revendre, se dérange personnellement chaque fois que l'un des membres de sa secte perd un parent ou un proche ! Nous ne croyons pas que R. Gannouchi soit à ce point disponible, mais nous estimons que, pour des raisons évidentes, il ne se serait jamais abstenu de fouler de son pied le sol d'Hammam-Sousse, la terre natale du dictateur déchu. Il ne serait pas excessif de parler à ce propos d'expédition. La chose est d'autant plus évidente que le chef de file des frères musulmans tunisiens s'est comporté en conquérant et non en « invité ». C'est pourquoi il s'est substitué à l'imam en exercice pour présider la prière du mort. Est-il besoin de rappeler que, pour R. Gannouchi, la prière est un acte d'autorité et non un acte de piété dans la mesure où elle le consacre en tant qu'Imam, c'est-à-dire en tant que chef spirituel suprême des musulmans de Tunisie. Et rien que des musulmans. C'est dans ce sens que nous avons parlé plus haut de clan. Est-il besoin de rappeler également qu'en agissant de la sorte, R. Gannouchi transgresse la loi devant consacrer l'immunité politique des mosquées ?! Les habitants d'Hammam-Sousse ont été intrigués de voir R. Gannouchi et ses acolytes (Lotfi Zitoun et Ajmi Lourimi) se mettre avec les membres de la famille de la défunte pour la cérémonie rituelle des condoléances publique au cimetière. Car il est de règle, à Hammam-Sousse et partout ailleurs en Tunisie, que seuls les parents du mort et ses proches sont habilités à prendre part à cette cérémonie. Ce que les hammamiens n'auraient pas réalisé, c'est que les islamistes ont un sens particulier de la famille et des relations familiales. Il suffit que quelqu'un soit nahdhaoui pour faire partie de la jama'a, autrement dit la grande famille islamiste. C'est en raison de cela que R. Gannouchi se considère comme directement concerné par le malheur qui a frappé son « frère » dans la foi. Mais là n'est pas l'unique motivation du président d'Ennahdha. Il semble en effet que R. Gannouchi ait cédé à l'envie, tout à fait normale chez un politicien de son rang, de goûter aux charmes irrésistibles d'un véritable bain de foule. D'après certaines rumeurs, le chef islamiste a toléré que ceux qui ont eu l'insigne honneur de lui serrer la main, comme l'exige le rituel, lui « baise la main ou le front », en signe d'allégeance. Qui pourrait résister à une pareille tentation ? Pour un homme qui estime que la révolution est « son métier », il ne serait pas juste de le frustrer de jouir de la gratitude de ceux pour lesquels il se serait généreusement sacrifié ! Nous avons mis l'accent, dans l'article en langue arabe que nous avons consacré à cet événement, sur les mesures sécuritaires exceptionnelles dont s'entoure R. Gannouchi et en avons suffisamment souligné le caractère incongru. Mais il est un fait, encore plus intrigant, qui n'a pas manqué de susciter d'innombrables interrogations. Des témoins oculaires assurent que la cérémonie rituelle des condoléances a été entièrement filmée par des cameramen qui, semble-t-il, font partie du cortège du « sheikh » ! Jamais, de mémoire d'homme, on n'aurait assisté à une pareille chose dans le cimetière d'Hammam-Sousse. Il semble donc que tout soit permis pour le chef de file des islamistes tunisiens parce qu'il serait un être singulier, aussi bien pour ses adeptes que pour le pays. Et encore plus pour l'Islam dont il s'est fait le chantre. Si, par malheur, on attentait à sa précieuse vie, l'Islam serait, en l'absence de son protecteur providentiel, exposé un danger imminent. Des gens malintentionnés ne manqueraient pas de taxer le saint homme de mégalomanie et de dénoncer, chez lui, cette tendance de se mesurer au fondateur de l'Islam en personne ! Les langues malveillantes diraient, quant à elles, qu'il n'est pas dans les habitudes des « héros civilisateurs », de l'envergure de R. Gannouchi, de jouer au croque-mort !