« Nous sommes demandeurs de supercheries, parce que nous avons besoin d'être rassurés sur le réel, nous avons besoin de construire une illusion systématique qui nous dissimule le chaos, parce que la vie a besoin du mensonge et de l'illusion pour se développer ». Michel Puech, La philosophie en clair, p. 90 Rached Gannouchi s'est fait, de son propre chef, le porte-parole (et drapeau) de l'Islam. Mieux encore, il s'est permis, fort du statut ambigu dont il bénéficie dans la configuration actuelle du pouvoir, aux contours imprécis, de s'autoproclamer censeur et inquisiteur tout-puissant. Sa force est telle qu'il commande – ou s'imagine le faire – depuis le 23 octobre 2013, ciel et terre réunis. Ce superman, aux allures d'une divinité conquérante, se croit tout permis et estime être de son droit d'interdire aux Tunisiens de penser par eux-mêmes. La preuve, il n'est plus permis, édicte-t-il, à n'importe quel ressortissant de la Tunisie de se dire communiste ou – ô sacrilège ! – athée. Plus arrogant que jamais, c'est en ces termes qu'il harangue ses troupes à Sfax, signifiant par là que plus rien ne pourrait lui barrer la route vers l'ultime sanctification, celle de s'autoproclamer le Guide Spirituel de la Tunisie. Un Khomeiny sunnite vient de naître dont l'ambition est d'effacer jusqu'au souvenir de l'Atatürk que fut Habib Bourguiba. Rien d'étonnant alors que cet homme se soit arrogé le droit – oui, un droit qu'il assure tenir directement du ciel – de monopoliser tout le patrimoine symbolique de la nation tunisienne, dont l'Islam (au fait, c'est de l'islamisme qu'il s'agit), et de le canaliser à sa guise. Il commence donc par infantiliser le peuple. Ce dernier est déclaré mineur, immature, ignorant et, par conséquent, incapable de penser par lui-même. Plus grave encore, le peuple s'avère être incapable de croire par lui-même. Le Sheikh se propose donc de s'acquitter de ces tâches ardues à sa place, lui garantissant ainsi le bonheur et le salut dans les deux foyers, à savoir l'ici-bas et l'au-delà. C'est sur cette base qu'il s'est octroyé le statut de législateur suprême et s'est employé, par l'intermédiaire de ses auxiliaires à l'ANC, de confectionner à ses chères ouailles – qu'il se plaît parfois, pour imiter son ennemi juré, d'appeler ses enfants – une constitution sur mesure, même s'il est intimement convaincu qu'en matière de constitution, le Coran est largement suffisant. C'est donc pour plaire aux espiègles et aux chicaneurs d'entre ses morveux, et leur faire plaisir qu'il a accepté de jouer le jeu, sans compter que la mascarade parlementaire qui se déroule sous la voûte de l'hémicycle arrange bien ses affaires. Elle lui permet surtout de gagner du temps. Or, le temps, c'est ce dont il a besoin pour battre ses ennemis – qui ne sont autres que les ennemis de l'Islam – à l'usure. Sa devise, en cela, et en toute chose, est que, comme l'a si bien dit l'auteur du Prince, les fins justifient les moyens. La tâche du Guide Suprême est, et de loin, plus aisée puisqu'il ne poursuit, lui, qu'une fin, et une seule – une fin qui vaut toutes les fins –, celle justement de restaurer la loi de l'Islam – de son Islam, cela s'entend – dans cette contrée qui, sans coup férir, lui est tombée entre les mains, corrompue, des décennies durant, par les promoteurs d'une modernité maléfique et impie. En deux, comme en quatre décennies, le Guide est déterminé à réussir cet exploit. Voilà pourquoi, contrairement aux impatients parmi les siens, et en particulier ses enfants turbulents et belliqueux, il évite de recourir aux moyens forts. Enerver l'ennemi, le harceler, lui faire perdre progressivement ses moyens, l'acculer dans ses derniers retranchements constituent les étapes d'une stratégie payante. En tout cas, elle a bien réussi à son ennemi juré, cette politique des étapes, et il n'y a pas de raison qu'elle ne soit pas aujourd'hui aussi performante et efficace, surtout que, lui, il en fera, contrairement à son satanique prédécesseur, l'instrument du bien. C'est au nom de cette utopie ou, ce qui revient au même, de cette escroquerie que le Guide Suprême s'arroge le droit de disposer de la conscience du monde et – pourquoi pas après tout, se dit-il, puisque les mécréants qui m'ont précédés sur le trône, l'ont bien fait eux ? – de dicter aux gens leurs croyances. Ils ont été jusqu'à les contraindre de se raser la barbe et de déserter les mosquées. Bien plus, ils l'ont acculé, lui, le plus coriace et le plus déterminé des soldats de Dieu, de s'expatrier, non par lâcheté, mais pour préserver sa foi et mettre les plans de la suivante razzia, autrement dit la révolution, sortie de l'aisselle de son maître à penser, le saintissime Youssef Qaradhaoui. Il oublie seulement, ce combattant qui se serait toujours battu les mains vides, qu'en agissant de la sorte, il ne fait que marcher sur les traces du despote qu'il n'a pas réussi, avec sa hargne et ses feux, à déboussoler et que la jeunesse – qu'il croyait être pervertie et sans vigueur – a fait chuter avec des simples slogans, dont ce terrible dégage, auquel d'ailleurs il a eu droit ! Il oublie surtout, lui qui se félicite que des gens de ce pays aient renoncé à leur titre de communiste, qu'il a renoncé, lui aussi, sur ordre du tyran, au label islamiste de son mouvement : c'est de cette façon que sa prestigieuse confrérie s'est dotée du titre grandiloquent d'Ennahdha. Hier, l'islamisme était un crime aux yeux du locataire de Carthage, aujourd'hui l'athéisme (et le communisme qui est censé être son expression politique) est un crime aux yeux du locataire de Montplaisir. En effet, il n'y a pas là, à proprement parler, de quoi être vraiment fier ! Il est dégradant pour un leader révolutionnaire – c'est, en tout cas, ce qu'il prétend être – de devoir se mettre dans la peau du dictateur qu'il a fui dans l'attente que d'autres renversent son trône ! Aujourd'hui, bien campé sur son trône en forme de minbar, il donne lire court à sa faconde de tribun inspiré, se promettant, avec une insouciance sans pareille, de subordonner la volonté de l'Eternel et sa Loi à des fins politiques triviales et éminemment malhonnêtes. En soutenant, plein d'une morgue qui frise l'outrecuidance, que sa secte remportera – c'est bien d'un futur catégorique qu'il s'agit – les prochaines élections et celles qui lui succéderont, c'est d'un acte sacrilège, doublé d'une bourde politique, qu'il s'est rendu coupable. La bourde se décèle dans le mépris que celui qu'on dit être un politicien hors pair voue au peuple qu'il entend gouverner et que, semble-t-il, il rêve de réduire à l'état d'un troupeau de mineurs, d'assistés, d'arriérés mentaux démuni de tout. Cette stratégie de gouvernement, cela ne fait pas le moindre doute, procède de la vision que le chef de file des « hommes de Dieu » se fait du sacré. Nous abordons là un élément capital dans l'idéologie islamiste du Guide Suprême, qu'il s'évertue de faire passer pour l'Islam tout court. Pour cet obsédé du conformisme, ennemi irréductible de l'Histoire, la nécessité de préserver le sacré traduit sa volonté de sacraliser l'immobilisme et la mort, autrement dit de marginaliser la vie et, si possible, de l'éliminer carrément. Or, la vie, cela tombe sous le sens, est l'unique bien qui mérite vraiment d'être sacralisé parce qu'elle est l'incarnation par excellence de la volonté divine. Car, c'est au cours de la vie, qui est mouvement dans son essence, que l'occasion est donnée à l'homme d'user de la Raison dont Dieu l'a doté pour qu'il s'en serve et non pour qu'il la condamne à la paresse et, de cette façon, la réduise à néant. Marginaliser la vie, c'est donc marginaliser la raison. Or, cet acte est, tout à la fois, un crime et un sacrilège parce qu'il réduit la foi à un geste d'acquiescement, alors qu'elle devrait être une attitude rationnelle. Si ce n'était pas le cas, Dieu n'aurait pas fait l'homme différent de l'animal. C'est pour cette raison précisément que l'athéisme, tant décrié par le Pape autoproclamé de la Tunisie, est supérieur au conformisme et, par voie de conséquence, au salafisme béat. En accord avec cette conclusion, il ne se serait pas inutile de préciser que la sacralisation du salaf est une doctrine sans fondement parce que nous sommes, nous les musulmans d'aujourd'hui, bien plus intelligents et des milliers de fois plus savants que notre salaf. Nous avons surtout, sur eux, l'avantage d'être vivants. Or, cela est l'évidence même, les morts n'ont aucun droit sur les vivants. S'ils devaient être présents parmi nous, c'est en tant qu'invités, et non en tant que locataires d'un monde dont ils ne font plus partie. Ni Malik, ni Chafi'i, ni Ibn Teymiyya et son disciple Ibn Al-qayyim, ni quiconque d'autre parmi leurs émules ne peuvent rien pour nous : leurs théories ont été élaborées à la lumière des problèmes de leurs époques respectives et non de la nôtre. Il est ridicule, au plus haut point, de faire appel à ces hommes intelligents pour étayer la paresse, l'ignorance – je préfère dire l'ignardise – et la démission intellectuelle. Abou Hanifa, pour citer un autre illustre ancêtre, serait, sous cet angle, supérieur à tous les salafistes réunis, pour la simple raison qu'ils continuent de vivre eux, les prétendus vivants, à ses crochets à lui, qui est el et bien mort ! Les déclarations arrogantes de R. Gannouchi à Sfax mettent à nu sa duplicité fondamentale. Le démocrate qu'il prétend être – et qu'il tient à être aux yeux de ses alliés étrangers – ne se donne même plus la peine de ménager ses adversaires politiques. Avec toute la brutalité de et l'insolence de l'orgueil, il se contente de les réduire à néant, sans même se demander quelle valeur pourrait avoir une victoire que sa confrérie, apparemment invincible, remporterait sur le néant ! Cette attitude suffisante (qui ne saurait plaire à Dieu, celui-là même que R. Gannouchi prétend adorer et servir) démasque, dans le président d'Ennahdha, sa soif effrénée du pouvoir et sa détermination de le préserver par tous les moyens, y compris par la falsification et la violence, aussi bien verbale que physique. Le plus grave, à notre avis, est que ce triomphalisme tapageur, de celui qu'on dit être l'incarnation vivante de la piété, prouve, si besoin est, que l'idéologie islamiste est l'hypocrisie érigée en système ne serait-ce que parce qu'elle relève de ce qu'il conviendrait d'appeler la piétocratie, laquelle consiste dans un code sémiotique, pragmatique et comportemental qui verse dans le ritualisme et la logomachie. C'est cela même qui explique le climat de terreur qui règne dans le pays depuis l'avènement des islamistes au pouvoir en Tunisie et ailleurs. Avec eux, déferlent sur les pays du prétendu printemps arabe les fléaux de l'insécurité, de la violence brutale, du terrorisme qui, sous couvert du Jihad, tolère toutes les abominations possibles et imaginables, dont le meurtre, l'attentat et la prostitution que des imposteurs, de l'envergure d'un certain Mohamed La'rifi, un obscur théologien wahhabite, désignent par le nom scandaleux de Jihad Al-nikah. A la piétocratie s'est ajoutée une autre calamité, encore plus désastreuse, que nous baptisons la voyoucratie, en vertu de laquelle beaucoup des tristes figures des bas-fonds de la capitale, anciens hommes de main des caciques de l'ancien régime, se sont convertis, avec la bénédiction des piétocrates officiels, en défenseurs de la révolution. C'est à travers l'impunité révoltante dont jouissent certains piétocrates (de l'envergure d'un Béchir Ben Hassan et Adel Al-‘ilmi), tartuffes et imposteurs réunis, et voyoucrates (dont les dénommés Ricoba et Dghij) que nous nous rendons compte d'une réalité, particulièrement inquiétante, à savoir la domestication de la justice de manière encore plus sordide que sous l'ancien régime. Un dernier point mérite d'être souligné : l'émergence de ces phénomènes pervers a été à l'origine du pervertissement du langage et de l'axiologie. C'est ainsi que des vocables, du genre Alim, prédicateur, imam, Sheikh et d'autres aberrations de cet ordre, sont brandis, par la piétocratie en place, comme des prétextes pour discréditer la science et le savoir, valoriser la superstition, la démagogie et la masturbation intellectuelle. L'ignardise devient une valeur sûre. Le premier venu (soit un peintre immobilier, un vendeur de légumes, un adjoint technique ou un parfait analphabète) pourrait s'improviser ‘Alim et, fort de l'impunité dont jouissent ses semblables, déclarer la guerre sainte aux renégats qui tenteraient de le remettre à sa place. Dès lors, l'on comprend parfaitement que le Sheikh en chef, le président de la secte d'Ennahdha, ne se soit jamais soucié de rendre public son curriculum vitae afin que les Tunisiens soient avisés du parcours scientifique qui lui aurait valu le titre pompeux de savant innovateur ! Nous dirons, pour terminer, que le monde sera toujours ce qu'il est, en Tunisie comme ailleurs et que, pour cette raison, avec ou sans le consentement du tribun de Sfax, il y aurait toujours en Tunisie, où le droit à la différence, comme partout ailleurs, est en vigueur (du simple fait que – même si R. Gannouchi semble l'avoir oublié – les Tunisiens font partie intégrante de l'humanité), des croyants, des agnostiques, des indifférents, des fanatiques et des athées. Ni R. Gannouchi, ni B. B. Hassan, ni A. Ilmi ne pourraient changer cet état des choses. Etre croyant n'a rien d'un mérite, être athée n'a rien d'un discrédit. Voilà ce que R. Gannouchi et sa cour de piétocrates devraient essayer de méditer. Ils doivent sec rappeler que beaucoup des contemporains du prophète, dont ses parents proches, ne se sont pas convertis à l'Islam. L'histoire nous enseigne que, à toutes les époques, il ya eu des hommes et des femmes qui ont eu, à l'égard des croyances établies, des postures contestataires. Il est nécessaire de noter que, parmi ces rebelles iconoclastes, il y a eu les noms les plus prestigieux et les plus représentatifs du patrimoine littéraire, philosophique et mystique de l'Islam qui – on ne le répètera jamais assez – n'est pas l'islamisme de R. Gannouchi et consorts au nom duquel on se permet toutes les atrocités possibles et imaginales, dont, à titre d'exemple, celle qui s'est déroulée dernièrement en Egypte.