Il ne se passe pas de jour sans que les médias, férus de sensationnel et soucieux de notre bien-être moral, ne nous gratifie d'un morceau de bravoure de celui qui est devenu, sans conteste, l'idole, adulée et abhorrée à la fois, de la communauté nationale. Certains d'entre nos concitoyens, que nous présumons être la majorité écrasante de ce que R. Gannouchi, car c'est de lui qu'il s'agit, appelle pompeusement de sa voix stridente, en bombant le thorax : « notre peuple » ; ceux-là ne peuvent réprimer un frisson d'appréhension et de dégoût en admirant le rictus haineux et le regard fuyant de ce tribun qui fait de son mieux pour déplaire à tous ceux qui ne font pas partie de son public. S'adressant toujours à ce public absent, R . Gannouchi manie, à la perfection, l'art de la provocation. Pour ce faire, il use des hommes et des femmes qui peuplent les parterres, où il lui plaît de se produire en guerrier, comme autant de lances, de pics, de tanks et de bombardiers. Au fait, ses adeptes ne sont pas des militants, mais des soldats, prêts à défendre le fief de leur Guide et à se sacrifier pour la bonne cause. Le Cheikh illuminé, qui croit avoir domestiqué à jamais les gens de son fief, ne peut s'empêcher de fustiger, dans ses harangues et déclarations, la majorité hostile aussi bien à sa personne qu'à son projet. Dans sa stratégie, fondée sur la mystification et le harcèlement, ses détracteurs sont appelés à jouer un rôle déterminant. En effet, face aux hommes de Dieu, ces bienheureux qui ont choisi la voie du salut – la sienne propre –, il faut opposer, en toute bonne logique, le parti des hommes du diable, composé de ces satanés laïcs, ennemis irréductibles de Dieu, de son prophète et des hommes qui se sont fait un devoir de les défendre. L'usage indirect, par le Tribun, du nous exclusif, – on ne sait trop s'il s'agit du nous de majesté ou du nous académique – est très significatif dans ce contexte, ne serait-ce que parce qu'il trahit la vanité et l'orgueil démesurés d'un homme que ses adulateurs érigent en modèle de perfection et d'intégrité morales : une synthèse réussie du savant et du saint. L'adjectif possessif (notre) prouve, si besoin est, que R. Gannouchi estime que cette nébuleuse indéfinissable, qui constitue « son peuple » qui lui tient tellement à cœur, est acquise entièrement à sa cause, elle-même brumeuse, et qu'il s'obstine à résumer en un seul vocable : Islam, se posant de fait comme le porte-parole attitré de la religion d'un peu plus d'un milliard d'êtres humains, et le promoteur d'un renouveau intellectuel et politique de cette religion qui aurait, grâce à son œuvre brillante, dévasté, à en croire les mythes colportés, ici et là, par les adeptes du Cheikh-Professeur, l'ensemble du monde arabo-musulman. Les bienfaits de la pensée du Maître aurait été à l'origine des succès enregistrés en Turquie, pays où, semble-t-il, les livres du Maître sont la Bible des gouvernants et le secret d'un régime qui a réussi à concilier enfin laïcité et Islam ! Ce mythe, et bien d'autres encore dans son genre, pullulent sur les réseaux sociaux et dans la littérature journalistique partisane pour accréditer l'idée selon laquelle la Tunisie postrévolutionnaire serait entre de très bonnes mains. Le Cheikh-Professeur, sous le masque rébarbatif que lui impose son rôle de guide spirituel, chez qui le sourire relèverait du blasphème, n'arrête pas de le vociférer aux micros des journalistes qui se pressent devant la porte de son bureau, répétant sur tous les tons que les noces de la démocratie islamiste vont se poursuivre contre vents et marées, pour une durée indéterminée, autrement dit jusqu'à la fin du monde. Et cela pour une raison tout à fait évidente : il n'y a pas, soutient-il avec l'arrogance du conquérant, d'alternative pour son parti. Cette déclaration, qui n'a pas manqué de choquer l'ensemble de ses adversaires politiques, ceux qu'il appelle, avec un mépris évident, les blessés des élections, est en fait une profession de foi reposant sur la conviction qu'il n'existe pas réellement d'alternative pour l'Islam, revu et corrigé par ses soins, puisqu'il est avéré que ce dernier est indissociable de la politique et qu'il est, selon la formule consacrée, valable pour tous les temps et pour tous les lieux. La révolution du 14 janvier 2011, réalisée par « ce peuple » que le Cheikh-Professeur, chef de file d'un Mouvement-Secte-Parti-Confrérie (sorte de fourre-tout ou de melting pot où se côtoient, sans le moindre heurt, démocratie et choura, droit et chari'a, république et califat, prédication et appel au meurtre, propagande et jihad), s'est fait un devoir de servir et de choyer, lui promettant, entre autres miracles mirobolants, le double paradis terrestre et céleste, s'avère être, dans les faits, une simple opération de substitution en vertu de laquelle le peuple tunisien n'a fait que changer de maître : s'étant libéré de la poigne de fer de Ben Ali, il s'est vite retrouvé dans la poigne de velours de R. Gannouchi et de son armada de prosélytes, prêts à tout pour mériter sa bénédiction. A la tête de cette armée de serviteurs zélés se place la fameuse Ligue de la protection de la « révolution » (terme qu'il convient de faire précéder désormais de l'adjectif notre, puisqu'il devient de plus en plus évident que la Ligue en question fait partie du fief du Patron d'Enahdha) qui s'est illustrée par d'innombrables exploits, dont celui de Tataouine, lequel s'est soldé par la mort, tout à fait naturelle soutient Khaled Tarrouch, d'un contre-révolutionnaire anonyme que les pécheurs dans l'eau trouble ont voulu faire passer pour un crime politique, voire pour un crime d'Etat et d'exiger, en conséquence, la dissolution de la Ligue. Seulement, le Chef ne l'entend pas de cette oreille. Il soutient en substance – après avoir émis la remarque d'usage comme quoi la Tunisie est gouvernée par d'autres que lui – que, dans son domaine (qui n'est autre que cette Tunisie administrée par des institutions issues de l'ANC), la Ligue est et restera la source et le garant de toute légitimité. Bien plus, elle est l'instrument par excellence de la justice révolutionnaire. Il serait donc logique, en accord avec cette solennelle déclaration, que sa Seigneurie ordonne la dissolution de l'ANC (lequel serait, d'après lui, qui n'est pas à une contradiction près, l'unique source de légitimité !), du gouvernement, des tribunaux, de la police, de l'armée, de la présidence de la république, de la république elle-même ; institutions désormais inutiles dans un fief contrôlé efficacement par ladite Ligue ! Il s'est trouvé, dans les rangs des adulateurs de R. Gannouchi, une tête bien faite pour tirer, de la leçon de son Maître inspiré, la conclusion qui s'impose, qu'elle s'est ingéniée de couler dans cette formule aussi ingénieuse que percutante : Vouloir dissoudre la Ligue, c'est vouloir dissoudre le Peuple. On ne saurait qu'applaudir cette trouvaille renversante qui explicite, à l'intention des profanes que nous sommes, la teneur philosophico-métaphysique de la pensée du Cheikh-Professeur. Le Peuple ne serait donc, d'après lui, qu'une Ligue au service de sa révolution, celle qu'il est en train de concocter à petit feu, et dans le secret absolu, avec les siens, et qu'il ne tardera pas, pour le bonheur de « son peuple », de rendre publique au moment opportun. Le Guide suprême, qui est au fait de tout ce qui se passe dans son fief, estime en effet que les conditions ne sont pas encore réunies pour ce grand moment. Il se plaint à ses confidents et alliés, entre autres, du fait que ni l'armée, ni la police ne sont encore acquises à leur sainte cause. Le pire est que l'administration est littéralement infestée par les agents de la contre-révolution. Ajoutez à tout ce beau monde les intellectuels, les universitaires, les artistes – toutes spécialités confondues –, les écrivains, les poètes, les journalistes, la majorité écrasante des femmes du pays, les délinquants, les poivrots, les prostituées, les homosexuels, les dealers, les contrebandiers, la pègre enfin, petite et grande ; considérés tous, par le Stratège de l'islamisme victorieux, comme les alliés, objectifs ou de fait, de la contre-révolution et l'antithèse de la Faction Bénie (Al-firqa Al-najiya - الفرقة الناجية) qu'il dirige en personne, la seule d'entre les soixante-onze factions qui se partagent la Nation musulmane, qui soit sur la bonne voie. Disons, pour simplifier, qu'il existe, dans la Tunisie-fief du Cheikh-Professeur, deux peuples et non un seul : le sien, dont le salut est désormais assuré et, face à lui, le peuple de mécréants et d'apostats, ramassis de RCDistes, de gauchistes orphelins de Bourguiba et de la France, de déracinés, de nostalgiques de la dictature et des adeptes de l'indifférence ; tous aussi corrompus les uns que les autres. Comment voulez-vous que, face à ce danger imminent, le Cheikh-Professeur qui, répétons-le encore une fois, n'est pas celui qui gouverne sa Tunisie-fief, accepte que la Ligue, ce dernier rempart qui terrorise les forces de la contre-révolution et retarde leur avancée, soit dissoute ?!