Adoption de la Constitution, mise en place de l'Instance supérieure indépendante des élections et installation de l'instance « Vérité et Dignité », tels sont les grands acquis du processus de la transition démocratique. Mais, il y a une urgence d'approfondir ce processus par la construction d'un imaginaire révolutionnaire ; imaginaire au sens de travail intellectuel et culturel mené par les Tunisiens et notamment l'élite culturelle en vue de concevoir les idées et les représentations au travers desquelles on se donne une identité révolutionnaire, on perçoit les nouvelles contradictions engendrées par la Tunisie de l'après 14 janvier 2011, on légitime le pouvoir et on élabore les repères fondateurs d'une nouvelle grammaire sociale et politique. Cet imaginaire est à construire au sein de l'élite et au sein de la société, sinon le processus de transition démocratique ne pourrait pas donner la moisson attendue. Le processus révolutionnaire ne peut pas se réduire au lyrisme des uns et au verbiage des autres. Il est nécessaire d'ancrer les idéaux de la liberté, de la dignité, de civisme et de patriotisme dans les esprits, les comportements, les attitudes pour donner à la révolution des assises solides. Sinon, ce processus stagnera et finira non seulement par s'éteindre mais par produire des dérapages dangereux. Cela suppose que tous les Tunisiens soient pleinement engagés dans la promotion de l'imaginaire de la révolution. Et de ce point de vue, il y a encore des manques, notamment le caractère culturel du processus. Une révolution ne peut pas se développer sans une culture claire avec laquelle affronter les vrais contre-révolutionnaires et les adversaires de la modernité. Car on a besoin d'une culture qui radicalise la révolution. Pour ce faire, il est d'abord temps de rompre avec les problèmes générés par une tension et un discours politiques d'un autre temps et d'un autre lieu. Et se mettre d'accord sur une « morale » politique digne de la mémoire des martyrs, des souffrances des blessés de la révolution et des attentes des Tunisiens. Ensuite, il faut poser la vaste question des intellectuels et de leur posture au sein de la société. C'est-à-dire avec le courage d'analyser la situation des intellectuels par rapport au processus de la transition démocratique et en même temps d'engager une critique fondée de toutes les formes de démission sinon du « m'enfoutisme » de nombreux intellectuels ou du moins de ceux qui se définissent en tant que tels. La Tunisie reste un monde de contradictions, une coexistence d'hommes et de femmes qui sont plus ou moins en désaccord sur les grands choix de société, un complexe de difficultés et de problèmes d'ordre politique, social, économique et culturel. Dans cet univers mouvant, la construction d'un imaginaire de la révolution peut être un catalyseur de force et d'énergie: mais elle ne peut résoudre à elle seule les contradictions de la Tunisie réelle dont elle fait partie. Faut-il souligner que la construction de cet imaginaire reste toujours animée par un triple combat : celui du militant engagé contre l'arbitraire du pouvoir politique, celui de l'intellectuel contre les affirmations générales qui soumettent à nos préjugés réducteurs la diversité du réel et sa complexité et enfin celui de l'écrivain qui ne cesse de recourir aux possibilités énonciatives que le dialogisme offre pour produire un discours nuancé. Exigence d'une attention renouvelée à tout ce qui se meut dans la société et les régions du pays pour déceler les tendances et les contre-tendances qui y sont à l'œuvre, les bifurcations, les régressions possibles et les aspirations naissantes, l'imaginaire de la révolution est, à notre avis, une invitation poétique, éthique et politique à ne pas céder à l'idéologie de la fatalité et le désenchantement qui commencent à gagner des esprits.