Le 17 décembre 2015 aurait pu être une véritable occasion pour célébrer la date du déclenchement de la révolution tunisienne mais malheureusement cette journée symbolique a été finalement marquée par une décevante épreuve endurée aussi bien par les victimes de Barraket Essahel que par leurs avocats. En effet, ce jour commémoratif a été choisi par le tribunal militaire permanent de première instance de Tunis pour auditionner Maître Najet Laâbidi et Maître Abderraouf Ayadi, avocats des victimes de Barraket Essahel, en tant qu'accusés ! Ces deux avocats ont été traduits devant la justice militaire pour outrage à un fonctionnaire de l'ordre judiciaire conformément aux articles 125 et 126 du Code pénal à la suite de leurs plaidoiries du 26 novembre 2015 durant l'affaire d'opposition n°6409 déclenchée par Ezzedine Jenaiyeh, ancien directeur de la sûreté de l'Etat, accusé par contumace par la justice militaire à cinq ans de prison ferme pour délit de violences dans l'affaire de Barraket Essahel, dont les faits remontent à 1991. Cette traduction des avocats des victimes de grandes violations des droits de l'Homme devant la justice militaire est inquiétante pour plusieurs considérations. C'est un message négatif et démoralisant pour les victimes de Barraket Essahel qui demeurent à ce jour, et à différents degrés, insatisfaites par le traitement de leurs droits et revendications légitimes et ce aussi bien sur le plan judiciaire que sur le plan administratif. En outre, cette traduction des avocats devant la justice militaire est un acte grave et contraire au nouvel esprit postrévolutionnaire qui a été formulé dans la lettre de la nouvelle Constitution tunisienne et dans les nouvelles législations en vigueur. L'article 105 de la Constitution au deuxième paragraphe n'indique-t-il pas que « l'avocat bénéficie des garanties légales le protégeant et lui permettant d'assurer ses fonctions »? L'article 47 du décret-loi n° 2011-79, du 20 août 2011, portant organisation de la profession d'avocat, ne précise-t-il pas « qu'il ne peut être donné aucune suite judiciaire aux actes de plaidoiries et conclusions établies par l'avocat lors, ou à l'occasion, de l'exercice de sa profession » et que « l'avocat n'est responsable devant les instances, les autorités et établissements devant lesquels il exerce sa profession, qu'à titre disciplinaire » ? Le juge d'instruction, en charge d'instruire cette invraisemblable plainte au sein du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis (bureau n°2), doit cesser les poursuites envers Maître Najet Laâbidi et Maître Abderraouf Ayadi sans examiner le fond de cette dénonciation et ce pour toutes les considérations bien exprimées par le législateur après la révolution tunisienne ainsi qu'en raison du droit international applicable en Tunisie qui interdit de juger des civils devant les tribunaux militaires. Maître Najet Laâbidi et Maître Abderraouf Ayadi sont des défenseurs des droits de l'Homme qui ont mené un long combat pour ‘la réalisation de la justice' et ‘la défense des droits' des victimes de Barraket Essahel, tel que le garantit la Constitution tunisienne. Ce long périple, mené par les avocats et les 244 victimes de Barraket Essahel ainsi que leurs familles, a connu plusieurs brèches et a engendré des verdicts qui sont loin d'être à la hauteur des crimes commis à l'encontre de militaires qui étaient en exercice en 1991. Du jour au lendemain, leurs vies et leurs carrières ont été brisées dans des conditions qui doivent être élucidées, et ce notamment dans le cadre de la justice transitionnelle pour fins de mémoire, pour réparations intégrales et individualisées des préjudices subis et pour garantir la non répétition de tels atroces crimes. La justice militaire n'a pas permis de faire toute la lumière sur cette affaire et les procès ont été entachés jusqu'à présent de multiples hésitations et irrégularités. Certaines demandes des avocats n'ont pas été prises en considération, certaines expertises médicales nécessaires pour déterminer les taux d'incapacité permanentes des victimes n'ont pas été ordonnées, certains accusés dans cette affaire n'ont pas été cités pour comparaître et d'autres ont totalement échappé aux poursuites. Certains avocats mais aussi des victimes ont eu des convocations judiciaires informelles afin d'influer leurs positions, et aujourd'hui un accusé se présente devant la justice pour s'opposer à son jugement par contumace à cinq ans de prison ferme sans qu'il n'y ait aucune mesure coercitive à son encontre quand bien même dans des cas semblables un mandat de dépôt devrait être immédiatement ordonné. Les justiciables ne sont-ils pas égaux devant la justice comme le prévoit l'article 108 de la Constitution tunisienne ? Le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non répétition, Pablo De Greiff, avait mentionné dans son rapport établi à la suite d'une mission en Tunisie, du 11 au 16 novembre 2012, que « l'incapacité permanente des autorités à traduire en justice les auteurs présumés des violations graves pourraient à terme aboutir à une situation où il serait quasiment impossible de rétablir la confiance de la population dans les institutions de l'Etat. » Les autorités tunisiennes doivent briser le cycle de l'impunité « car la persistance de cela est non seulement un déni de justice mais aussi entrave le processus de la prévention de la torture et des mauvais traitements en Tunisie », avait précisé Halim Meddeb, conseiller juridique de l'OMCT, Bureau de Tunis. Le lourd héritage du passé en matière des droits de l'Homme devrait être diagnostiqué afin de garantir la non répétition des crimes. Dans le cadre de l'affaire d'opposition n°6409, et malgré la déclaration précipitée d'irrecevabilité de la demande des avocats de se constituer partie civile avant d'examiner le fond de l'affaire, contrairement aux dispositions de l'article 38 du Code de procédure pénale qui dispose que « la juridiction saisie joint l'incident au fond et statue par un seul et même jugement », il est demandé au tribunal militaire permanent de première instance de Tunis de permettre aux victimes de Barraket Essahel en tant que parties directement intéressées dans ce procès d'avoir le droit d'accès au dossier et d'être représentés par des avocats afin d'assurer un procès équitable conformément aux garanties constitutionnelles et aux conventions internationales légalement ratifiées par la Tunisie. Au final, l'OMCT appelle les autorités à réformer les législations en vigueur afin que les tribunaux militaires ne soient compétents que pour les crimes d'ordre militaire, tel que le dispose l'article 110 de la Constitution tunisienne. Halim Meddeb, Conseiller juridique de l'OMCT, Bureau de Tunis, [email protected], tél. +216 23 660 689