Dans la dynamique politique qui anime la scène politique de la Tunisie d'aujourd'hui, il est toujours important de s'attarder sur les mots et les gestes de la principale figure représentative du mouvement Ennahdha, premier classé des élections constitutionnelles de 2011, deuxième classé des élections législatives de 2014 et presque premier, un an plus tard, du fait de la division consommée de Nidaa Tounès qui le précédait aux résultats du vote. Il faut reconnaître que même les déclarations du Cheükh, paraissant spontanées devant un micro, sont soigneusement étudiées, car le mouvement est minutieusement conseillé et accompagné en matière de communication, si bien que même les quelques maladresses et contradictions relevées seraient à prendre davantage comme des ballons d'essai dans une stratégie pernicieusement montée. Cependant, ce sont les écrits journalistiques pour des médias internationaux, pratiquement tous sponsorisés, qui devraient retenir l'attention de façon particulière, comme le dernier article de Rached Ghannouchi sur les colonnes du Times britannique. Publié en langue anglaise, l'article a été traduit et repris en langue arabe par le site Ach-Chahed le 30 janvier 2016 (Informations sous la caution du site indiqué). Son esprit est clair : défendre le modèle tunisien et sa démarche pour réaliser la transition démocratique, dans les échéances raisonnables d'un tel processus (vingt ans en moyenne), malgré les contraintes, les obstacles et les difficultés. Et le leader d'Ennahdha de conclure : «Le soutien des amis et des alliés est donc tranchant et capital pour la Tunisie, du fait qu'elle constitue un pont vers le Monde Arabe, le médiateur du Changement pacifiste et l'exemple du dialogue, du consensus et de la réforme.» On aura donc retenu de la doctrine politique de Ghannouchi deux mots-clés : le réformisme pour la démocratie. On est donc en pleine lignée, au moins au niveau du discours, de la grande école de la pensée réformiste tunisienne datant du milieu du XIX° siècle au moins, avant sa parfaite concrétisation sur le terrain par Bourguiba, malgré ses manquements relatifs à une juste évolution vers la démocratie, avant son prolongement avec Ben Ali aussi malgré ses dérapages éthiques qui ont mis à plat tout le projet politique de son gouvernement, mais aussi avant le risque encouru par cette école du fait de toutes les manipulations et de toutes les manœuvres ayant cherché, après 2011, à lui substituer un islamisme en ballotage entre un extrémisme arrogant et un réformisme timide et non assumé. Pour le bonheur du progrès, la société civile a toujours été là pour éviter le pire et, au moins, pour garder le duel entre le modernisme et le passéisme au niveau de l'équilibre des forces en action. C'est ainsi que nous voici aujourd'hui avec un Ghannouchi foncièrement bourguibiste, dans une juste lignée de la pensée du Fondateur de la Tunisie moderne, avec un brin de progrès sur la question de la démocratie. Il faut reconnaître qu'il y a là de quoi s'étonner et même se méfier ; c'est le cas de plusieurs citoyens et nombreuses formations politiques qui n'oublient pas encore la politique de la violence et des complots (ni réformisme ni révolution) qui a été le lot des islamistes en Tunisie comme ailleurs. Toutefois, il y aurait aussi, pour certains autres, de quoi espérer et croire au changement des hommes et des formations politiques avec le temps, par obligation au contexte et pourquoi pas par de nouvelles convictions. Le propre du dernier article de Ghannouchi est d'avoir maintenu cette ambiguïté et d'avoir laissé aux uns et aux autres la possibilité de se positionner par rapport à cette dualité maintenue dans le discours, preuve que Ghannouchi tient à ne rompre ni avec ses alliés d'hier, jusqu'à la complicité, ni avec ses partenaires d'aujourd'hui jusqu'à la connivence. En bref, Ghannouchi est aujourd'hui prêt à défendre la marche civile vers la démocratie, mais se soucie encore de l'habiller de la toge de l'islamisme, dans le droit fil, dit-il, « du Parti des Démocrates Islamistes ». . Or, là est la grande question, pour la Tunisie d'aujourd'hui : celle de la concordance entre un principe de la vie civile gérée par la politique, et celui d'une vie spirituelle commandée par la foi. On le sait, les tentatives de conciliation entre les deux date déjà de plusieurs années, davantage par un parrainage des grandes puissances occidentales que par un rapprochement des vues entre les musulmans eux-mêmes. On se souvient encore de toutes les tentatives dans ce sens pendant les trois dernières années de Ben Ali, par opposition à l'incommunicabilité absolue marquant les dernières années de Bourguiba, malgré les manœuvres de Mohamed Mzali. Cependant, c'est bien ledit « Printemps arabe » qui a relancé plus vivement ce débat, au gré des intentions et des suspicions des mêmes forces occidentales. Et c'est du fait des tensions et des détentes de cette dynamique qu'Ennahdha s'est retrouvée en plein centre de ce qui semble constituer pour les uns un nouveau pari, pour les autres un piège évident. La référence de R. Ghannouchi à un «Parti des Démocrates Islamistes » qui, à notre connaissance, n'existe pas exactement sous cette dénomination, pourrait se laisser percevoir comme un projet de relookage d'Ennahdha pour son prochain congrès : ce serait une façon de sauvegarder le cordon ombilical, celui de l'islamisme, tout en s'intégrant dans le nouveau convoi, celui de la modernité civile. En fait la référence serait surtout aux Néo-démocrates, comme il s'en crée au Maroc, en Turquie, en Indonésie et surtout en France. Or dans ce dernier pays, qui nous paraît être la référence ciblée par Ghannouchi, il s'agit d'une mouvance qui a donné naissance, en 2012, à un parti politique l'Union des Démocrates Musulmans de France (UDMF), comme un début de concrétisation de la prémonition par la fiction de Michel Houellebecq dans son livre Soumission où il annonçait l'arrivée au pouvoir, en 2022, d'un parti musulman La Fraternité Musulmane (FM en opposition à FN ?). Ce parti a certes étonné par l'effet qu'il a produit sur les dernières élections départementales en France et les résultats obtenus (autour de 4 %) au premier tour des élections régionales en Île-de-France ; mais ce parti, auquel R. Channouchi compare son Mouvement dans un croisement idéologique un peu forcé, ne s'inscrit nullement dans les mêmes conditions que celles de la formation islamiste tunisienne. Il y a d'abord l'intitulé, « Démocrates islamistes », qui s'oppose radicalement à « Démocrates musulmans de France », de cette opposition fondamentale entre Islam et Islamisme. Ce n'est donc pas cette opposition que R. Ghannouchi développe, mais celle entre « islamisme modéré » et « islamisme rigoureux ». Par ailleurs, la situation en France, comme d'ailleurs en Angleterre, aux USA et dans d'autres pays occidentaux, est de l'ordre de certains conflits entre confessions différentes et ethnies différentes, alors qu'en Tunisie, il n'est guère question de ce genre d'oppositions. C'est juste le face-à-face de deux conceptions de la société commune, dans le même moule ethnique et religieux, une conception civile et une conception religieuse. Quand on sait les dernières hésitations du pouvoir britannique quant à la façon d'agir avec les islamistes et peut-être aussi avec les Musulmans, on se doute que le propos de Ghannouchi s'adresse spécifiquement aux Anglais et leurs pairs pour se positionner en termes de « seule clé » contre l'Etat Islamique et pour la seule transition démocratique (celle de la Tunisie) à même de résoudre l'équation apparemment impossible entre islam(isme) et laïcité. De là à donner bientôt les preuves du caractère fonctionnel et efficace de cette « clé », il y a encore du travail à faire, des efforts à fournir et des concessions à consentir, autant à la base populaire des formations politiques qu'au niveau de leurs directions.