Des déflagrations de balles sur la grande avenue de la Cité Olympique et une dame de demander, de sa fenêtre, à un passant: «c'est quoi ces détonations?» Et le monsieur de répondre l'air de rien: «ce sont des échanges de tirs». «Quoi qui tire sur qui? Ce sont eux. Eux qui? Ceux qui veulent déstabiliser notre pays». Authentique. La scène a eu lieu le lundi 17 janvier et il s'agissait bel et bien d'une course poursuite entre des hommes armés et une patrouille de l'armée nationale. Curieux ce Tunisien que l'on découvre et redécouvre avec étonnement et ravissement, ce Tunisien qui ne se soumet pas aux règles draconiennes du couvre-feu mais qui s'habitue aux tirs de balles. Ce Tunisien qui suscite aujourd'hui en nous de la fierté et de l'orgueil. Celui-là même qui, il y a à peine un mois, se sous-estimait, se méprisait presque pour être trop soumis, trop obéissant. A tel point que des propos insultants tel «Makichh Rajel» (tu n'es pas un homme), considérés auparavant comme étant hautement outrageants, ne suscitaient en lui aucune réaction si ce n'est une réplique du style «Hal bled khallet fiha Rjel» (des hommes dans ce pays, vous en voyez beaucoup vous?) Un ton amer qui ne trompe personne. Ce Tunisien abusé, désabusé, humilié, asservi par un régime représentant un modèle de répression à l'échelle planétaire, s'est révélé, à lui-même autant qu'aux autres et plus qu'à aucun moment de son histoire contemporaine, courageux, audacieux, volontaire, généreux et altruiste. Il s'est découvert patriote et s'est proclamé citoyen alors qu'on a tout fait pour détruire en lui toute appartenance citoyenne et sentiment patriotique. Ce Tunisien que nous avons pensé longtemps castré et passif représente aujourd'hui une source d'inspiration pour d'autres peuples qui veulent tunisifier leurs revendications. Il inspire aussi ses compatriotes, tel ce médecin dramaturge résident en Arabie saoudite qui a décidé d'écrire une pièce théâtrale qui porte pour nom «Le retour d'Hannibal» en hommage à cet admirable général carthaginois qui a refusé de voir la guerre se déplacer sur ses terres pour que sa cité ne soit pas détruite par ses ennemis romains. «Il faut aller chez eux avant qu'il ne viennent sur notre territoire, disait-il à ses généraux. Si nous arrivons à temps, nous attraperons les Romains en Italie, pour que notre Carthage ne devienne pas un champ de bataille». Le Tunisien du 21ème siècle, digne héritier d'Hannibal, a offert les poitrines désarmées de sa progéniture aux tirs des snipers afin de protéger la Cité. Et nous avons vécu des scènes inoubliables dénotant d'un dévouement sans pareil. Des jeunes avec une moyenne d'âge de 15 à 30 ans dressant des barrages et interdisant le passage de tous les véhicules avant qu'ils n'assurent le contrôle, se substituant aux agents des forces de l'ordre dépassés par une situation inattendue jusqu'à adopter leur langage. Ces jeunes se sont auto-soumis à une discipline et un ordre comprenant une distribution de rôles allant de celui d'éclaireur, à celui d'agent de circulation, dégageant le passage aux véhicules contrôlés et passant par celui qui fouille attentivement les voitures jusqu'aux moindres recoins avec même un contrôle de papier SVP. Un travail de pros en somme. Ces hommes courageux, vigilants ont réussi à attraper plus d'un terroriste et ont secondé du mieux qu'ils ont pu une armée et une police submergées par les appels au secours et les actes de vandalisme et de destruction des biens publics. A Sfax, le patron d'une boulangerie a décidé d'offrir pendant trois jours du pain gratuitement, ses ouvriers ont décidé pour leur part de travailler gratuitement pendant ces trois jours. A l'Ariana, une pâtisserie offrait des pizzas et des gâteaux gratuitement aux gardiens de la Cité. Dans une autre cité, les habitants ont décidé de faire une collecte pour contribuer à rénover les établissements saccagés. Dans une autre, ceux qui ont dérobé, au plus fort du chaos, des appareils électroménagers dans des magasins, ont été sommés de rendre leurs dus aux propriétaires, ils se sont exécutés avec des excuses. Tout au long de ces quatre semaines de «libération», les Tunisiens ont fait acte de bravoure et d'un amour indestructible et non négociable pour leur patrie. On en est presque euphorique. Le patriotisme est la source du sacrifice, par cette raison qu'il ne compte sur aucune reconnaissance quand il fait son devoir, disait Lajos Kossuth. Notre armée a fait son devoir. Notre peuple a assuré. Ainsi soit-il!