Son Excellence M. Bruno Picard, ambassadeur du Canada à Tunis, nous a dernièrement reçus pour un entretien dans les locaux de la chancellerie. Dans cette interview, il nous retrace, succinctement, l'évolution des relations bilatérales entre le Canada et la Tunisie qui durent depuis 50 ans, les similitudes, les opportunités, les affinités culturelles et les complémentarités entre les deux pays. Mais plus encore, M. Bruno Picard demeure convaincu que le Canada constitue plus que jamais un partenaire économique de premier plan pour la Tunisie, une source de technologie et de savoir-faire de pointe disponible en français, et un excellent marché test pour les entreprises tunisiennes désireuses de s'implanter sur le marché nord-américain.
Webmanagercenter : Le Canada et la Tunisie ont célébré en 2007 le cinquantenaire de leurs relations diplomatiques. Pourriez-vous retracer, pour nos lecteurs, les grandes étapes de la coopération entre les deux pays ?
Bruno Picard : Dès l'accession de la Tunisie à l'indépendance, elle a choisi le Canada comme un partenaire de choix pour l'aider à relever ses défis et à l'accompagner dans son développement. Autrement dit, les dirigeants tunisiens ont pris conscience dès le début de la nécessité d'une coopération avec le Canada. C'est ainsi que les deux pays ont tout de suite eu des ententes de coopération technique et culturelle. D'ailleurs, la Tunisie a été le premier pays francophone d'Afrique à bénéficier de la coopération canadienne avant même la création de l'ACDI (Agence canadienne de développement international, en 1968).
Ainsi, les Canadiens ont apporté leur aide dans les domaines de l'hydraulique, le développement rural, l'aide alimentaire
Puis, on a ouvert notre ambassade en Tunisie en 1966, soit la première représentation diplomatique du Canada en Afrique du Nord Et les relations entre les deux pays vont s'intensifier dans les années 70, avec la création de l'Organisation internationale de la Francophonie, et de la coopération culturelle et technique, grâce, notamment, au leadership de la Tunisie et du Canada.
Il y a eu aussi d'autres faits marquants entre les deux pays essentiellement dans en matière d'échanges commerciaux
Tout à fait. L'accord commercial entre le Canada et la Tunisie, signé en 1969, est entré en vigueur 1972, assurant mutuellement le traitement de la Nation la plus favorisée (NPF). Puis, deux années plus tard, en 1974, le Canada accorde unilatéralement à la Tunisie ce qu'on appelait à l'époque le Tarif général de préférence (TGP), c'est-à-dire un tarif douanier qu'on accorde à tous les pays en développement.
Par la suite, la coopération canadienne s'est intéressée au secteur de la santé, aux grands travaux d'infrastructures (construction de la partie centrale du réseau hertzien national pour les communications téléphoniques ; achat des locomotives ; construction des barrages).
Dans les années 80, on a poursuivi la coopération mais avec des outils de financement mixtes ; et c'est dans ce cadre que le Canada est intervenu dans les domaines du transport, de l'aménagement les travaux d'aménagement du secteur des berges du lac de Tunis dont on parle beaucoup aujourd'hui ont été faits sous la supervision d'une entreprise canadienne.
En 1982, l'ambassade du Canada à Tunis se dote d'un service commercial, ce qui permet aux relations entre les deux pays d'intensifier leurs échanges commerciaux
Pour résumer, je dirais que la Tunisie nous a choisis en tant que partenaire stratégique en Amérique du Nord, mais nous aussi nous avons choisi la Tunisie à cause des choix fondamentaux qu'elle avait faits, essentiellement en matière de l'égalité entre homme et femme, le modèle de développement, la priorité accordée à la lutte contre la pauvreté, etc. Tout ceci correspondait et correspond toujours à nos propres valeurs et objectifs.
Est-ce que c'est toujours le même type de coopération qui existe entre les deux pays ?
Le monde a changé, la Tunisie a changé et nos mécanismes de coopération ainsi que la nature de nos relations économiques ont aussi changé. Je dirais que notre relation est en phase de transformation, passant d'une relation basée sur l'aide au développement à une relation qui se base de plus en plus sur l'initiative privée qui prend la relève du secteur public. Au niveau de la coopération, les mécanismes se sont adaptés aux nouvelles circonstances en se concentrant sur l'appui au développement du secteur privé tunisien, les transferts de technologies, les investissements, la coopération universitaire et les études au Canada.
Selon les statistiques qui sont en notre possession, à la fin de 2006, le Canada était le 10ème investisseur étranger en Tunisie et 2ème dans le secteur du pétrole et du gaz. A ce niveau, il faut préciser que cela ne se juge pas au nombre d'entreprises mais à la hauteur des investissements (on a une bonne dizaine d'entreprises qui opèrent en Tunisie dans le secteur du pétrole et du gaz). Le Canada est également dans le domaine agroalimentaire, des services (enie-conseil, construction, efficacité énergétique, tourisme, éducation). Bien entendu, nous nous intéressons aux investissements requis pour la réalisation des objectifs du Plan de développement de la Tunisie notamment dans les secteurs de l'énergie, y compris de l'énergie nucléaire, des transports, des technologies de l'information, tous domaines où le Canada est l'un des chefs de file mondiaux.
Dans le cadre des relations économiques Canada-Tunisie, le secteur privé a donc progressivement pris le relais des gouvernements, ce qui correspond tout à fait à l'état d'avancement et au modèle de développement de la Tunisie contemporaine. Le Canada a d'ailleurs longtemps accompagné la Tunisie dans ses choix et cela se révèle encore vrai aujourd'hui alors que nous visons le développement des investissements des deux côtés, sans oublier le développement du commerce des produits et des services entre les deux pays.
Il faut dire que le Canada et la Tunisie ont des économies complémentaires. Comme je le disais précédemment, le Canada est l'un des chefs de file mondiaux dans des domaines où la Tunisie a de grands besoins, notamment les transports, les technologies de la communication, les technologies environnementales, et l'énergie ). ` Comme on sait, le Canada abrite le 3ème avionneur au monde, la 5ème plus grosse entreprise de construction, le 5ème plus grand équipementier dans les télécoms, et notre pays a développé une filière nucléaire unique. C'est dire que, bien que nous soyons un petit pays en termes de population, nous avons pu développer des entreprises de taille mondiale, dû en partie au fait que avons un accès direct et privilégié au grand marché des Etats-Unis. Nous sommes d'ailleurs l'un pour l'autre le premier partenaire commercial avec des échanges totalisant $2 milliards par jour!
Vous parliez tout à l'heure du secteur de l'éducation dans les nouvelles technologies ; aujourd'hui la Tunisie fait du développement des TIC un axe prioritaire de son développement. Alors quel serait l'apport du Canada dans ce domaine pour la Tunisie ? Autrement dit, est-ce qu'il y aurait des axes bien définis dans la coopération canado-tunisienne ?
Il y a effectivement des efforts qui sont faits actuellement dans ce sens. Mais comme je le disais tout à l'heure, mon souhait c'est de voir le secteur privé tunisien s'intéresser davantage au marché canadien et venir nouer des contacts avec les sociétés canadiennes.
En Tunisie, vous vous êtes concentrés, à juste titre, sur le développement de vos relations économiques avec l'Union européenne dans le cadre de l'accord d'association, tout comme nous l'avons fait avec les Etats-Unis et le Mexique dans le cadre de l'ALENA. Nous avons, de part et d'autre, tiré des bénéfices considérables de ces arrangements régionaux. Maintenant que nous avons assis ces relations-là sur des bases solides, dans le cadre des relations économiques entre le Canada et la Tunisie, je pense qu'il est temps, en quelque sorte, de renouveler nos vux comme le font les vieux mariés, c'est-à-dire que le temps est venu de voir de plus près ce que nous représentons l'un pour l'autre. Dans notre cas, nous considérons que nous sommes un partenaire incontournable pour la Tunisie dans le contexte nord-américain à la fois à cause d'une langue que nous avons en commun, mais aussi du fait que nous avons une économie avancée et que malgré tout, nous restons une économie qui a une taille abordable pour le tissu industriel tunisien. À cet égard, certaines entreprises tunisiennes devraient s'intéresser au marché canadien. C'est en tout cas ce que je souhaite; à cet effet, la Tunisie possède au Canada une représentation économique à Montréal et une ambassade à Ottawa, en plus d'un bon réseau de consuls honoraires à travers le pays qui sont prêts à appuyer que ce soit les initiatives individuelles ou des groupes de sociétés qui souhaitent développer des affaires sur le marché canadien.
D'ailleurs, cette année 2008, on va célébrer à Québec le 400ème anniversaire de la fondation de cette ville qui sera également l'hôte du Sommet de la Francophonie et de plusieurs activités connexes dont plusieurs à caractère économique; c'est donc une opportunité pour les chefs d'entreprise tunisiens d'aller prendre contact avec des éventuels vis-à-vis au Canada.
Justement, quels sont les produits ou services que les Tunisiens pourraient exporter sur le marché canadien ?
Ecoutez, je ne suis pas un spécialiste de l'exportation tunisienne, mais certainement les productions traditionnelles peuvent intéresser les Canadiens. Par exemple, nous sommes un gros importateur d'huile d'olive, et des entreprises tunisiennes font des efforts pour développer ce créneau.
Il y a également la production industrielle purement tunisienne. Mises à part les entreprises qui opèrent en sous-traitance et qui voient donc leur production écoulée via des canaux de commercialisation bien établis, les industriels qui ont réussi à exporter sur le marché européen n'ont pas de raison objective à ne pas réussir sur le marché canadien dans la mesure où leurs produits rencontrent nos normes et nos besoins. D'autre part, j'entends souvent les gens dire que le Canada c'est loin, or moi je pars d'ici à 10 heures du matin, à 14h (heure locale) je suis à Montréal ; les distances sont une notion psychologique ; il y a d'excellentes liaisons aériennes entre Tunis et Montréal via Alger, Casablanca ou l'Europe.
Malgré le savoir-faire canadien dans plusieurs domaines, les échanges tuniso-canadiens sont jugés modestes. Quelles en sont les raisons et comment faire pour qu'ils soient à la hauteur de la volonté et des potentiels entre les deux pays ?
D'une part, compte tenu de la proximité de l'Europe, le Canada est perçu comme un pays lointain. Aujourd'hui, les acteurs économiques devraient juger des distances en termes de temps et de coûts. Or les liaisons aériennes sont rapides, excellentes et peu coûteuses. Donc, il faut enlever de sa tête que le Canada est loin !
D'autre part, en ce qui concerne les exportations canadiennes vers la Tunisie, alors que la Tunisie a éliminé les tarifs douaniers avec les pays de l'Union européenne, les tarifs douaniers tunisiens restent très élevés pour les autres pays qui, comme le Canada, voient leur commerce avec la Tunisie régi par les accords de l'OMC. Là-dessus, nous espérons que la Tunisie profite des négociations du cycle de Doha pour réduire ces tarifs douaniers avec ses partenaires d'autant plus que les objectifs de politique économique qui sous-tendaient la mise en place de tarifs élevés, à savoir la protection de l'industrie locale et la génération de revenus à l'Etat, ne sont plus nécessaires puisque l'économie tunisienne est ouverte à l'une des plus grandes économies du monde qui est de surcroît son principal partenaire commercial.
Il en va de la compétitivité de l'économie tunisienne. En effet, la baisse des tarifs douaniers avec le reste du monde permettrait à la Tunisie de s'approvisionner de façon compétitive, et donc d'améliorer la compétitivité de son économie au niveau de ses intrants et ainsi se positionner au même niveau que les entreprises européennes.
Au niveau des services, certaines entreprises canadiennes ont choisi la Tunisie comme tremplin vers les pays voisins. Il faut savoir que nos entreprises de services réussissent très bien dans la région. Elles sont d'ailleurs le principal récipiendaire de contrats de services de la Banque africaine de développement sur l'ensemble du continent africain. C'est dire qu'il y a de la place pour le développement du commerce des services canadiens en Tunisie.
Si vous le voulez bien, j'aimerais qu'on revienne un peu sur le domaine du transport aérien. Il a été annoncé ici et là qu'il allait y avoir bientôt une liaison directe entre Tunis et Montréal. Qu'en est-il au juste ?
Effectivement, des entreprises ont exprimé cet intérêt et certaines ont même annoncé des plans de réalisation de ce projet. Il est clair que tant du côté du gouvernement canadien que du côté du gouvernement tunisien, nous souhaitons qu'il y ait une ligne directe entre Tunis et Montréal. Toutes les études qui ont été faites en ce sens montrent qu'une ligne entre Tunis et Montréal seraient d'un grand bénéfice pour les économies des deux pays. En outre, elle permettrait de développer davantage le tourisme
Aujourd'hui, seulement 16.000 touristes canadiens visitent la Tunisie, mais avec une ligne directe (vol régulier ou charter), leur nombre pourrait facilement atteindre les 60-70 mille à moyen terme.
Comment les immigrants tunisiens sont-ils perçus au Canada ?
Très bien. Les Tunisiens sont très bien intégrés dans la population canadienne, il s'agit habituellement d'immigrants professionnels de grande qualité ; c'est une communauté d'environ 15 mille personnes. Le Canada s'est donné comme objectif d'augmenter sa population de 1% par an via l'immigration. C'est donc dire que nos besoins sont grands. En Tunisie, nous nous intéressons à la problématique reliée au surplus de diplômés. À cet égard, nous avons récemment fait une opération avec l'ACTCT (Agence tunisienne de coopération technique) pour évaluer le potentiel d'immigration tunisienne vers le Canada. Nous avons invité les provinces canadiennes intéressées par les émigrants tunisiens de venir voir sur place. L'objectif était de faire connaître notre pays et la démarche pour planifier et réussir un projet d'immigration au Canada. Et de la part des représentants des provinces canadiennes, cela a permis de positionner la Tunisie dans le groupe des pays prioritaires pour l'immigration francophone.