L'urbanisme au Liban ? C'est une blague, diront certains. Quel urbanisme au Liban ?! Plutôt son contraire, affirment les nostalgiques de la fameuse Place des canons, haut lieu, autrefois, des prouesses d'architectes, adeptes de l'harmonie sociale, de l'approche médiatrice, plurielle et délibérative. Récemment encore, Monsieur Walid Bey Joumblatt, chef du PSP (Parti socialiste progressiste à majorité druze), connu pour son franc-parler, son courage intellectuel et son érudisme, a fustigé la laideur, le bétonnage, l'anarchie, le chaos et le manque de planification qui accompagnent actuellement la fièvre du bâtiment au pays du Cèdre, citant au passage l'exemple du légendaire quartier d'El Achraffia, le cur battant de la Dolce Vita de la capitale, en train de subir, d'après lui, les affres d'un urbanisme prédateur, dénué de convivialité, avec des immeubles et des tours de haut standing, empêchant tout contact, même visuel, entre les habitants. Alors, l'urbanisme, cette profession censée résoudre les problèmes de la ville et ses maux multiples, c'est-à-dire l'ordonner, l'arranger, l'embellir, en planifier la croissance, la rendre encore plus belle, plus «moderne», garde-t-elle son aura d'antan dans un pays où les décideurs urbains ont pris, depuis deux décennies, surtout avec l'accession de Rafik Harriri au pouvoir, au début des années 90, à la suite de l'accord de Taief qui a mis fin à la guerre civile libanaise (1975-1990), le parti des buildings luxueux, des centres commerciaux et des grands hôtels Palaces ostentatoires! Beyrouth, une ville en perpétuelle construction A l'instar des autres grandes agglomérations du monde, la capitale du pays du Cèdre, dont la configuration actuelle est le produit de plusieurs décennies politiques tumultueuses, obéit aux conséquences des inégalités socioéconomiques, des effets pervers de la mondialisation, de la main mise de l'idéologie néolibérale sur l'économie nationale, des ajustements structurels, dictés par des créanciers internationaux sans scrupules, de l'affaiblissement de l'Etat-providence et des déplacements de population dus aux conflits d'un pays, en proie à des tiraillements internes incessants et aux ingérences continues de puissances régionales et internationales. Il s'agit là d'une réalité qui a réussi à s'inscrire dans l'espace urbain, créant des divisions confessionnelles au sein de la ville. En effet, depuis la Dahyé jusqu'à Adma au nord, en passant par Aley, Broummana, Bickfaya (le Mont-Liban) et Jounieh à l'est, l'agglomération matérialise les recoupements politiques, les différences de classes sociales et les points de frictions traditionnelles. Les quartiers nantis de Beyrouth, par exemple, sont séparés de leurs voisins, moins nantis, par des frontières matérielles ou symboliques. Plus encore, «la sécurisation» de ces espaces florissants face à ceux des gueux, amplifie les frustrations, exclut toute possibilité d'interaction avec l'autre et renforce les frustrations sociales. Souvent, l'exclusion, affirme Madame Mona Harb, urbaniste et professeur à l'Université américaine de Beyrouth, dans une émission télévisée, ne vise pas uniquement l'extérieur, perçu comme hostile et indésirable, elle agit maintenant à l'intérieur même de l'immeuble, dit-elle, puisque certains n'hésitent pas à exiger de l'architecte un aménagement de l'espace permettant d'éviter le contact avec les domestiques, relégués généralement dans les chambres les plus obscures et les plus exiguës de l'appartement. D'ailleurs, l'administration de Rafik Hariri au pouvoir, symbole de l'Etat libéral et d'une économie financiarisée à l'excès, a mis en place, à l'intention des privilégiés, ces gated communities, une infrastructure autoroutière conçue de manière à créer un réseau spatial qui pratique des parties de la ville seulement -tels les lieux ludiques et commerciaux du centre-ville et sa périphérie(Monnot, Gemmayzé) ou du littoral privatisé(Eddé sands, Orchid), des résidences secondaires et villages d'estivage(Rabieh, Faraya, Faqra)- et en évite beaucoup d'autres, jugées inaptes, chaotiques, réfractaires au progrès. Le choix de la reconstruction de l'après-guerre civile a obéi, de l'avis de beaucoup d'observateurs, aux intérêts des promoteurs immobiliers et de leurs alliés politiques, soucieux surtout de consacrer leurs bastions communautaires grâce à l'édification de routes rapides contournant les places fortes confessionnelles, ce qui est de nature à renforcer les isolationnismes de tous bords, à alimenter les xénophobies, porteuses de repli identitaire et à préparer le terrain à l'établissement de futures lignes de démarcation, de sinistre mémoire pour beaucoup de Libanais. L'urbain, reflet des préjugés et de la peur de l'autre Au Liban, les préjugés ont la vie dure. Des contacts, des discussions avec des beyrouthins des quartiers huppés donnent le schéma binaire suivant : Il ya les autres (chiites du tandem Amal-Hezbollah, cantonnés dans la banlieue-sud ; les maronites ruraux du nord et du Metn) qui ne savent pas vivre la ville et ne le sauront jamais en raison de leur origine campagnarde, inculte. Car ils sont perçus, dans la capitale, comme migrants, paysans, ignorants, qui ne méritent pas d'avoir droit à la ville et qu'on préfère voir parqués dans leurs banlieues ou bourgades défavorisées du nord, réservoir naturel et traditionnel de l'armée nationale. «Au pays du Cèdre, il ya "nous" (sunnites de la côte, vrais chrétiens citadins et les druzes, la crème du Mont-Liban) qui sommes les dépositaires de l'identité millénaire du Liban, les citoyens originaires, civilisés, éduqués, seuls à même d'apprécier la vie urbaine, ses splendeurs, qui ont droit à ses délices que nous savons pratiquer et savourer avec goût et originalité», nous dit M. Mazen Ousseirane, journaliste dans une revue économique mensuelle en langue arabe, qui regrette l'absence, dans l'agglomération de Beyrouth, d'un urbanisme équitable, réconciliateur, qui permet aux uns et aux autres de se rassembler, de se découvrir des affinités et d'encourager les interactions intercommunautaires.