S'il est une chose qui mérite vraiment qu'on l'accomplisse aujourd'hui en politique, c'est bien le changement du régime politique. On le sait, un régime politique s'évertue à rationaliser et à ordonner la vie politique au sein de l'Etat, à harmoniser le jeu des pouvoirs, à fixer les possibilités et les limites de chaque autorité politique. Le choix du régime politique, et comme le disait justement Carl Schmitt, est la partie la plus fondamentalement politique de la Constitution, celle qui est censée avoir une certaine emprise sur l'avenir, et réduire l'imprévisibilité du fonctionnement de l'Etat. Choisir entre démocratie, dictature, république, monarchie ou entre système présidentiel, plébiscitaire ou parlementaire, est un choix éminemment politique. Mais, un régime ne vaut que par sa cohérence, sa stabilité et son rendement. Autrement, il deviendrait comme une bulle étanche, imperméable à la vie réelle et sociale. C'est pourquoi les hommes éclairés et de bonne volonté devraient se mobiliser en Tunisie pour réclamer le changement de régime politique. Un changement manifestement essentiel à la bonne marche de l'Etat, au fonctionnement normal des institutions et au rétablissement de la situation économique et sociale, entravés tous par la paralysie intolérable du système depuis plusieurs années. Se mobiliser alors pourquoi ?
Parce que le régime politique actuel, acclamé par tous au départ, s'est avéré à l'épreuve une escroquerie constitutionnelle des pouvoirs de l'Etat et une usurpation de la volonté des citoyens. Il a suscité depuis sa naissance en 2014 quatre obstacles aussi nuisibles que dramatiques, faisant de lui un régime mort-né ou né pour mourir, et qui sont : la lenteur, l'instabilité, l'indécision et la dangerosité.
1) D'abord, la lenteur. On a vu en pratique des gouvernements se constituer au bout de trois mois, puis ayant échoué de se constituer, on a procédé à la constitution d'autres gouvernements, qui n'ont eux-mêmes pu être mis en place qu'au bout de quelques mois. On a aussi vu des remaniements partiels effectués au bout de quelques mois, ou encore des lois adoptées après des mois de tergiversations inutiles, au cas où elles n'ont pas été abandonnées. Par ailleurs, la cour constitutionnelle et les autorités de régulation, pourtant essentielles à la cohérence du système dans son ensemble, n'ont pas été installées depuis six ans, parce que considérées sans doute peu essentielles ou peu porteuses politiquement parlant. Une absence qu'on regrette amèrement en temps de crise, comme lors du conflit actuel Mechichi-Saied sur le serment des ministres.
2) Ensuite, l'instabilité. Les coalitions gouvernementales majoritaires sont éphémères et changeantes pour des motifs souvent superfétatoires ou inessentiels. Les ministres ont une très courte durée de vie, un peu comme les ministres italiens des années 70. Tout le monde veut gouverner, même sans titre ou sans pouvoir. Beaucoup d'amateurs et d'intrus ont envahi la sphère politique, quoique peu affutés à la nature de l'emploi. Tout le monde est en mesure de créer des obstructions au moyen du chantage ; le nomadisme au parlement a un « prix » (dans tous les sens du terme) ; la corruption gangrène les rapports politiques. Tout ce remue-ménage s'explique en profondeur beaucoup plus par la nature du régime politique que par le tempérament des hommes qui le servent.
3) Puis, l'indécision. Aucune autorité ne détient le droit de dire le dernier mot et le pouvoir de trancher définitivement, au nom d'un quelconque imperium, les conflits politiques. Le droit, lui-même indécis, solutionne paradoxalement peu de choses. Les politiques s'en servent à leur guise pour avoir juste bonne conscience. La lenteur et l'instabilité alimentent d'ailleurs l'indécision. Le politique est à l'image d'un agent de la fonction publique. Payé pour agir vite en tant que responsable politique, il préfère se complaire dans un « administrativisme » au rabais, un peu complaisant. Plus personne ne se considère responsable, apte ou légitime, pour prendre une décision proprement politique, même urgente. L'Etat est peut-être souverain, mais aucune autorité n'est véritablement souveraine.
4) Enfin, la dangerosité. La conflictualité engendrée par le régime favorise, non pas la concurrence politique démocratique, mais la guerre de tous contre tous. Le gouvernement entre en guerre contre le président de la République, le parlement contre le président ou contre le chef de gouvernement, les ministres se disputent avec leur chef de gouvernement. Cette dangerosité risque encore de gagner en intensité dans le cas où les courants, ou plutôt faut-il dire, les « belligérants », chercheraient à se mettre sous la tutelle d'une puissance étrangère, et à transformer le pays en un enjeu international liberticide. Se pose alors nettement la question de la survie de l'Etat, et non plus seulement celle du régime politique. Et c'est déjà le cas depuis 2011.
Ce qui est sûr, c'est que ce régime politique belliqueux a perdu toute légitimité dans la conscience collective des Tunisiens, qui n'ignorent pas qu'il a été confectionné par une seule partie dominante et pour l'intérêt d'une seule partie dominante, les islamistes, à l'exclusion de toutes les autres, qui n'avaient pas, et n'ont toujours pas, les moyens de l'infléchir. Ce régime ne peut plus inspirer confiance. Il faudrait alors revenir au message de Locke : le contrat politique, à la base de la démocratie, est d'abord un « trust ». La confiance des citoyens contre la bonne foi des acteurs dans l'action politique. Mais, force est de constater que tous ceux qui, même de bonne foi, ont tenté depuis 2014 de servir ce régime au sein de l'Etat, au gouvernement ou au parlement, ont aussitôt été dévalorisés par ce même régime qu'il faudrait condamner au plus vite.