Je reste convaincue que si le président de la République n'avait pas annoncé ses décisions historiques, au soir du 25 juillet, l'ire populaire aurait atteint un point de non-retour. Les Tunisiens n'en pouvaient plus d'un régime et de ses dirigeants qui ont mené le pays à un désastre sur tous les plans. Depuis dix ans que les islamistes ont fait main-basse sur les rouages de l'Etat, qu'ils se sont assurés de rester au pouvoir pour des décennies. Ils ont noyauté l'Etat et se pensaient « indélogeables ». Passée l'euphorie du moment, il devient nécessaire que ce coup dans la fourmilière aboutisse. Le plus rapidement possible où les conséquences seront graves, extrêmement graves pour ce pays éprouvé. Ce sera le retour en force d'un système pourri, qui a montré ses limites, ce sera le retour des islamistes et de leurs acolytes. Cette fois, ils finiront pour sûr le travail. Une fenêtre est ouverte pour passer à une opération d'épuration - pas dans le sens violent du terme, la répression a toujours eu l'effet inverse-. Mais une purge des maux qui ont gangréné la Tunisie durant cette décennie noire, dans les règles de l'art et le respect de la loi. Ceux qui ont détruit l'Etat et sapé ses fondements, ceux qui se croyaient au-dessus de tout, ceux qui pensaient être intouchables, ceux qui ont provoqué la misère et la mort de milliers de Tunisiens, ceux qui voulaient légitimer leur présence par le droit divin. Pour l'heure ça pleurniche, ça se lamente auprès des chancelleries étrangères, ça se présente comme de gentilles victimes dans les médias internationaux, ça mène des campagnes sur Twitter pour faire pression sur les puissances mondiales pour qu'elles agissent contre leurs citoyens, contre leur pays, ça invoque le dialogue et les compromis pour se maintenir à flot. Mais les menaces ne sont pas loin. Le chef des islamistes et président gelé du parlement n'excluait pas, jusqu'à récemment, des violences et le chaos. Il faut s'y attendre si les choses se corsent. Pour l'heure, les Ennahdha ont opéré un repli stratégique pour mieux appréhender les conséquences du coup d'éclat présidentiel et s'assurer un avenir, quel qu'il soit, dans le paysage politique futur.
Maintenant, les personnes qui n'ont pas saisi l'occasion qui se présente, qui se raccrochent à une légitimité factice, qui font dans le légalisme extrême passent à côté du moment politique. Est-ce que la Tunisie pouvait continuer sur la voie d'avant 25 juillet ? Y-avait-il une issue au blocage politique et institutionnel, résultat d'une constitution biaisée et d'un système politique et électoral sur-mesure ayant enfanté une démocratie de façade ? Maintenant aussi, toutes les personnes inquiètes de ce qui va advenir et de l'aura de « mystère » qui entoure le président de la République ont bien raison. Quand on connait le personnage et qu'on a suivi son parcours depuis un bon bout de temps, il y a lieu de se poser des questions sur ce qu'il fera du pays. Le fait est là, Kaïs Saïed s'est accaparé tous les pouvoirs depuis près d'un mois déjà et nous sommes toujours dans l'expectative. Pas de gouvernement, pas de plan d'action clair et articulé, que des discours enflammés et des actions sporadiques ça et là.
Jeudi, le chef de l'Etat a fortement critiqué la constitution et ses contradictions en citant comme exemple l'article 6 qui dispose : « L'Etat est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. L'Etat s'engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d'y porter atteinte, comme il s'engage à interdire les campagnes d'accusation d'apostasie et l'incitation à la haine et à la violence. Il s'engage également à s'y opposer ». Réaction épidermique du camp progressiste. Il faut dire que cet article avait été pondu dans la douleur et suite à un âpre bras de fer avec les islamistes. Réaction légitime aussi quand on sait que le président de la République est un invétéré conservateur qui s'oppose entre autres à l'égalité dans l'héritage. Toutefois, cette lecture, partielle, à mon humble avis, omet le véritable message que voulait passer Kais Saïed, lui qui a toujours prôné un amendement du texte législatif. Il s'agit de montrer les paradoxes qui gangrènent la constitution et l'article 6 en est un exemple édifiant. Cet article dispose à la fois que l'Etat est gardien de la religion et en même temps qu'il garantit la liberté de croyance et de conscience.
On en est arrivé à cette contradiction à la suite d'un consensus entre les constituants qui a donné lieu à des compromis générant une réelle confusion dans le texte et au niveau des interprétations. Kais Saïed ne réinvente pas la roue en évoquant les tractations entre les partis qui ont engendré une constitution disant la chose et son contraire. Et ces tractations sont visibles aussi dans les premier et deuxième articles de la constitution. Alors que le premier dispose que l'islam est la religion de l'Etat, le deuxième affirme que la Tunisie est un Etat civil. On peut retrouver cet effet, néfaste, des compromis partisans tout au long du texte bourré de contradictions ce qui donne lieu à différentes interprétations et en l'absence de cour constitutionnelle le blocage est total. Est-ce que le président de la République a la latitude d'interpréter ? Pour Sana Ben Achour, fervente critique de Saïed en passant, le texte juridique est vacant et c'est le pouvoir qui lui donne sa légitimité. Selon ses dires, nous sommes dans une situation de fait accompli et c'est Kais Saïed qui est aujourd'hui l'interprète authentique, de fait. Pour un observateur averti, la critique de ces paradoxes serait les prémices préparant un amendement ou une suspension de la constitution, jugée d'ailleurs par plusieurs juristes comme étant la source de la crise. Kais Saïed, bien avant qu'il ne soit élu, n'a eu de cesse de dénoncer ce texte. On se rappellera sa phrase quand il était encore professeur à propos de la constitution mangée par un âne. Indéniablement, le président de la République a une vision bien définie de ce que doit être la constitution et le système politique. Lors de sa campagne explicative, il en a exposé les contours. Il n'avait pas été pris au sérieux, mais au final il avait été propulsé président. C'est de ce côté qu'il faudra se pencher. Il pourrait tabler sur l'échec du système découlant de la constitution de 2014 pour proposer (imposer ?) son projet qu'il présente issu de la volonté populaire. Mais laquelle des volontés ?
L'appréhension est réelle et bien légitime face à une situation exceptionnelle qui traine en longueur, au flou qui en résulte, mais aussi face au péril de dérives totalitaires. Et puis certains vivent pleinement l'exultation de ce moment politique, en oubliant que le moment économique risque de faire mal, très mal surtout que le président semble n'avoir peu, voire aucune notion, sur ce volet. En attendant Godot, de cette attente fébrile où l'on attend qu'enfin quelque chose se passe, la plus grande vigilance est de mise. Pas de retour au système pourri mis en œuvre et dominé par les islamistes. Pas de chèque en blanc à un Kais Saïed qu'on voudrait nous présenter comme le sauveur suprême, n'en déplaise aux laudateurs agressifs qui pullulent ces derniers temps et polluent le paysage avec leur réflexe de suiveurs aveugles et aveuglés.