Tant que le peuple et l'opinion publique seront mus par l'émotion, le ressenti et l'impression, le populisme, sous toutes ses formes aura de beaux jours devant lui en Tunisie. L'acte de vote, ou toute participation au débat public à travers les réseaux ou à travers une manifestation, sont régis et motivés par des émotions comme la colère ou la joie, mais bien trop rarement par de l'objectivité ou du pragmatisme. Ce climat n'est pas du tout propice à la réflexion et surtout à la nuance. S'il y a une constante à retenir depuis la révolution jusqu'à aujourd'hui, c'est bien la bipolarisation. On aura beau expliquer et argumenter, il faudra toujours, aux yeux de cette opinion publique, se placer pour ou contre. Par conséquent, il faut se placer pour ou contre les décisions du président de la République, Kaïs Saïed.
D'un côté, il y a des aficionados extrêmement bruyants qui sont dévoués corps et âme au chef de l'Etat et à ses décisions pêle-mêle. Peu importe si beaucoup d'entre eux avaient voté en faveur de son concurrent Nabil Karoui en 2019. Ils ne s'embarrassent pas de cohérence car les mêmes trouvaient que Kaïs Saïed était un danger pour l'Etat tunisien, si jamais il accédait à la magistrature suprême. Ceux-là considèrent aujourd'hui que s'opposer aux décisions de Kaïs Saïed prises le 25 juillet et le 22 septembre, critiquer l'absence de gouvernement ou encore tirer la sonnette d'alarme économique équivaut à soutenir Ennahdha et l'islam politique. Oser la moindre critique envers le président de la République est considéré comme une expression d'appartenance et de sympathie au mouvement Ennahdha. Des personnalités politiques de l'envergure de Hamma Hammami ou de Ahmed Néjib Chebbi ont été logés à cette enseigne. Il est vrai qu'ils ne représentent plus de force politique pesante sur la scène, mais ce sont des hommes de principe qui ont le droit de s'exprimer librement sans être insultés ni diffamés. De l'autre côté, il y a Ennahdha, principalement. Leurs soutiens et leurs membres tentent d'installer et d'entretenir un amalgame consistant à dire que Ennahdha est la démocratie. Par conséquent, être favorable aux décisions du président de la République signifie être contre le parti islamiste et donc contre la démocratie. Toute personne qui soutiendrait le président de la République est immédiatement délestée de tout élan démocratique et considérée, non plus comme un citoyen, mais comme un sujet de sa majesté le roi Saïed. Il faut dire qu'ils en font des tonnes pour se draper d'une vertu démocratique qui fait d'eux des défenseurs invétérés des libertés et des droits. La réalité est bien différente. Au sein d'Ennahdha, la démocratie n'a jamais été prioritaire, ni dans l'exercice interne ni dans les agissements extérieurs. La gestion par Rached Ghannouchi du bureau de l'assemblée est tout sauf démocratique. La direction des conflits internes au sein du parti islamiste a été tellement fallacieuse, tellement mensongère et si despotique qu'elle a poussé 131 leaders historiques à claquer la porte. Quand on fait la promotion du chef d'un gouvernement censé être composé de compétences indépendantes pour ensuite lui tordre le bras pour en faire un gouvernement politique, on ne peut considérer cela comme un exercice sain de la démocratie. Quand on ment effrontément à ses électeurs, juste pour avoir le pouvoir, cela ne s'appelle pas démocratie. Pourtant, il existe une minorité, perdue dans le brouhaha que provoquent ces deux clans qui se livrent une véritable guerre. Cette minorité est favorable aux décisions prises par le président de la République le 25 juillet, car il n'était pas envisageable de continuer avec une scène politique totalement fragmentée qui vit de ses propres conflits. Mais en même temps, cette minorité est contre l'hégémonie instituée par le décret 117 du 22 septembre. Cette minorité est hostile à Ennahdha et à l'islam politique, mais estime que remettre injustement ses représentants en prison ou s'attaquer à un parti avec les outils de l'Etat, juste parce qu'il est devenu opposant, n'est pas la bonne manière de faire. Cette minorité a constaté, comme tout le monde, le piètre niveau présenté par le parement et à quel point il est devenu anxiogène et inefficace, mais elle estime qu'il faut faire la part des choses et ne pas mettre la totalité des députés dans le même sac parce qu'il y en a qui travaillent et qui ont dénoncé cela depuis le premier jour. Cette minorité dit que la version du parlement donnée par les élections de 2019 est certainement la pire qu'ait connu la Tunisie, mais cela n'est pas une raison pour qu'il n'y ait plus de parlement du tout. Ces nuances sont enfoncées sous le flot continu d'injures et d'insultes que s'échangent les représentants des deux camps. Les rangs du président de la République se sont fournis par tous les vendus et les traitres qui lèchent les bottes de celui qui est debout et qui n'ont aucun scrupule à tordre la réalité et à mentir. De l'autre côté, les nahdhaouis pur jus font les saintes nitouches démocratiques et voient des complots partout dans un délire pathétique. Leur point commun est le fait de refuser de réfléchir. L'amalgame, l'idée reçue et le raccourci sont les meilleurs moyens pour éviter de réfléchir et aller au fond des choses. Pourtant, c'est dans le fond que se trouve la nuance, et donc l'équilibre.