Dans un pays qui tolère la présence d'un Faycel Tebbini dans sa scène politique en tant que législateur, il n'est plus étonnant de constater la pauvreté intellectuelle du président de la République, Kaïs Saïed. Dans un pays où les rares entreprises qui ont obtenu le soutien financier de l'Etat à travers des prêts bancaires, s'en servent pour payer ce qu'elles doivent en taxes, impôts et redevances à ce même Etat, il est logique de trouver un président populiste qui surfe sur un fait divers dramatique pour donner au public ce qu'il demande. La dernière sortie du président concernant l'application de la peine de mort a été condamnée de toutes parts pour la défaite morale qu'elle représente. Même Facebook s'en est mêlé en supprimant la vidéo d'un président de la République digne de la pire des dictatures. En fait, tuer n'est pas un problème, il faut juste trouver la bonne justification et le bon cadre. Inutile donc de revenir sur l'aspect immoral d'une telle déclaration. C'est plutôt l'aspect intellectuel qui nous intéresse.
Il est dramatique de constater que le président de notre République est incapable de construire un argumentaire cohérent pour défendre sa thèse. Il a été incapable de répondre à la plus essentielle des questions, si l'on adopte son point de vue : Pourquoi ? Pourquoi la Tunisie appliquerait-elle la peine de mort ? Rien dans ce qu'a proféré le président de la République ne répond à cette question si basique, outre un emprunt à un lexique pseudo-religieux. Dans sa grande clairvoyance, Kaïs Saïed a agi comme un roi ou comme un calife en s'octroyant la « vérité » et en statuant, de son propre chef, que tel crime mérite tel châtiment, et c'est là sa vraie nature. Kaïs Saïed n'est pas homme à supporter la contradiction, ou à se trouver obligé de convaincre et de défendre ses idées. Elles sont ce qu'elles sont, c'est à prendre ou à laisser. Cela pourrait passer inaperçu et serait anecdotique dans un amphithéâtre, mais pas à la présidence de la République. Il doit argumenter, convaincre, inspirer et fédérer. Il en est totalement incapable. Il ne fait même pas semblant. En comparaison aux autres présidents, le niveau est bien bas. Zine El Abidine Ben Ali a refusé d'appliquer la peine de mort par opportunité. Il y avait bien plus à gagner pour le pays en refusant d'appliquer la peine de mort qu'en le faisant. Que l'on y adhère ou pas, ça reste un raisonnement, une démarche. Béji Caïd Essebsi était également contre, en opposition à son mentor Habib Bourguiba qui n'y voyait pas d'inconvénient pour des raisons particulières. Moncef Marzouki est un abolitionniste convaincu en conformité avec son passé de défenseur des droits de l'Homme. Mais Kaïs Saïed y est favorable parce que c'est ce que demande le peuple. Il fait sienne la réaction émotionnelle basique d'une opinion publique choquée par l'horreur d'un crime, juste pour surfer sur la vague et tenter de s'attirer la sympathie de cette opinion. Au diable toute autre considération morale, ou même la conformité avec la politique de l'Etat tunisien et avec les accords internationaux ratifiés sur le sujet. D'ailleurs, il ne serait pas étonnant que Kaïs Saïed décide de revenir sur le moratoire de non-application de la peine de mort à l'occasion de son éventuelle reconduction en décembre 2020.
Le président de la République ne fait rien pour élever le niveau général et pour hisser les débats vers une certaine hauteur. A l'inverse, il s'abaisse à des niveaux inédits de populisme sous la bannière de « le peuple veut ». Mais même dans cette logique, il choisit soigneusement ses sujets. Le peuple veut aussi des solutions pour la crise du Kamour. Le peuple veut aussi que la production et la vente de phosphate reprennent normalement au lieu d'être obligés d'en importer de l'étranger. Le peuple veut aussi voir les initiatives législatives d'une présidence de la République qui promet beaucoup mais ne fait rien. Le peuple veut aussi voir une politique étrangère efficiente, ou à défaut, claire. Mais ça, ce n'est pas le peuple auquel s'adresse Kaïs Saïed.
Il est réellement regrettable de voir que Kaïs Saïed se voit en hyperprésident, soutenu par un peuple totalement acquis à sa cause comme au temps du Califat. Mais il n'en a pas les moyens, ni pratiques, ni légaux ni même intellectuels. Kaïs Saïed est un président épris de symbolisme et de récits de victoires médiévales. C'est un Don Quichotte qui pense être un héros irréprochable et qui se bat seul contre ce qu'il s'est créé comme ennemis. Il vient d'ailleurs de compléter la panoplie du délire de persécution en ajoutant –enfin- les médias aux fameux lobbies des forces obscures qui complotent contre l'Etat. Sauf qu'il ne se rend même pas compte qu'il n'y a pas besoin de comploter contre l'Etat, puisque ce qui arrive du propre chef du président, de ses choix douteux et de ses conseillers, suffit à détruire l'Etat, sans que personne n'ait besoin de s'en mêler.