Il est de ces événements contemporains qui font ressurgir dans notre mémoire des bribes d'histoires passées, de lectures à moitié oubliées. Ça rejaillit du tréfond de notre mémoire avec une certaine limpidité et avec la perception du présent. Dans sa mission de néo-démiurge, qu'il endosse depuis un certain 25 juillet, le chef de l'Etat s'est mis en tête de réécrire l'Histoire, de refaçonner le pays à l'image de son idéologie ou plutôt de sa pensée chaotique. Commençant à cerner la psyché du personnage nous avions, à Business News, anticipé le changement de la date de la révolution. Le voilà qui le confirme en conseil des ministres : le 17 décembre sera férié. Le 14 janvier, à la trappe de l'Histoire. Telle est la décision du président. D'un trait de plume, il biffe une date, à la forte symbolique pour toute une génération, pour la remplacer par celle qu'il considère seule légitime et qui, surtout, répond au nouveau mythe politique qu'il tente d'engendrer. La mémoire me ramène donc aux personnages de 1984 de George Orwell, plus précisément au personnage de Winston Smith qui réécrit les faits historiques pour correspondre à la vision de l'autorité. Au fur et à mesure, Winston falsifie les contenus de journaux, efface des dates, des événements ou des personnes. C'est ainsi que l'Etat peut affirmer que ces événements ou ces personnes n'ont jamais existé, que le mensonge devient vérité. Certains crieront à l'exagération en lisant cette comparaison. Mais il s'agit d'une allégorie de cette amnésie sélective que le président voudrait opérer. Entre l'acte désespéré d'un vendeur ambulant un certain 17 décembre et le départ d'un dictateur un certain 14 janvier, il s'est passé bien des choses entre ces deux moments. Les villes qui se soulèvent, les morts qui tombent sous les balles, les arrestations, la mobilisation, la peur, l'effervescence, la joie teintée d'appréhension, Sfax le 12 janvier, Tunis le 14 janvier. Tunis le 14 janvier ! Celui qui n'y était pas, ne peut comprendre. Celui qui efface cette date ne fait que réécrire l'Histoire à son bon vouloir. Certains diront que ce n'est qu'un changement de date, que c'est anecdotique, que ce n'est pas très méchant. Je répondrai que des détails, si infimes qu'ils soient, peuvent avoir une signification plus profonde. Il s'agit là d'un indicateur sur ce qui nous attend, parce que l'une des caractéristiques des dictatures ou des pseudo-démocraties est la réécriture de l'Histoire. « Le peuple s'est révolté le 17 décembre, fête de la révolution, non le 14 janvier, date d'avortement de révolution et de la perpétuation du système de l'ombre ! », a clamé avec conviction un Kaïs Saïed décidé à tout déconstruire et reconstruire sur la base de son unique vision, celle qui sera, la seule, à sauver la Tunisie. Il s'adresse aussi à tous ceux qui ne sont pas d'accord avec sa démarche. Il leur dit « vous pouvez toujours courir », car lui seul présidera à la destinée du pays, lui seul est capable de l'épurer de toutes les saletés, son projet est le meilleur qui soit n'en déplaise aux contradicteurs. Et puis il parle encore au nom du peuple (qui commence lentement mais sûrement à se lasser) en se posant comme incontestable alternative. Une manifestation d'un pouvoir qui pense détenir la vérité exclusive. Cela fait qu'il ne rechignera pas à arranger l'Histoire la rendant unidimensionnelle, réduite à une fable idéologique étriquée. 17-Décembre ou 14-Janvier ? Le président, qui n'hésite pas à inventer la mémoire pour glorifier son mythe politique, tourne en rond et ne fait qu'aggraver la situation. Il n'avance pas, la Tunisie s'enlise, les gens continuent de s'appauvrir et les solutions qu'il préconise n'augurent rien de bon. La volonté de déformer l'Histoire pour qu'elle s'aligne sur son projet politique ne fera pas oublier aux Tunisiens la réalité de la crise dans laquelle ils vivent.