Avec humour, intelligence et grande clarté, le linguiste Salah Mejri a décrypté, lors d'une conférence présentée à la fin du mois d'octobre à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), les mécanismes linguistiques d'un phénomène dont notre pays est passé maître sous le joug de longues années de dictature et de propagande politique. «En matière de langue de bois, toutes les langues se valent! On fait des merveilles dans ce domaine en russe, en polonais, en anglais...», s'exclame le linguiste tunisien Salah Mejri. Mais pour ce directeur du laboratoire LDI (Lexiques, Dictionnaires, Informatique) affilié au CNRS à Paris, qui travaille actuellement sur le projet Rev'Corpus- corpus journalistique de la révolution tunisienne, cette logorrhée sophistiquée, pompeuse et démagogique peut aussi émaner des révolutionnaires les plus rouges. Tout simplement parce qu'elle relève du discours construit par les locuteurs en puisant et sélectionnant dans les divers outils que fournit le système neutre et abstrait constitué par une langue : le générique, l'impersonnel, la forme passive... Du politiquement correct On atterrit dans la langue de bois poussé par toutes sortes de motifs : la censure, la dissimulation, l'opportunisme, la hiérarchie, la facilité... Salah Mejri cite entre autres Wikipedia pour définir un terme né dans les années 70 en référence au discours idéologique de l'URSS : « Les mots servent alors à neutraliser ou à adoucir les choses qu'ils qualifient. De ce point de vue, elle est l'œuvre de la prudence et de la ruse... ». D'autre part, la langue de bois fournit, selon le dictionnaire virtuel, les ingrédients de certains slogans, « formules très générales censées frapper les esprits, mais cachant une certaine obscurité de l'argumentation ». Très proche du «politiquement correct», la langue de bois est «un langage que tout présidentiable sérieux se doit de maîtriser», ajoute Salah Mejri en évoquant un étonnant générateur de langue de bois, rencontré sur le Net et intitulé Présidentiable 2012. On y parle dans l'intention de ne rien dire. Une suite illimitée de mots creux et insipides à vous donner la... gueule de bois ! Morceau choisi : « Je tiens à vous dire ici ma détermination sans faille pour clamer haut et fort que le particularisme dû à notre histoire unique doit nous amener au choix réellement impératif d'une restructuration dans laquelle chacun pourra enfin trouver sa dignité... ». En observateur attentionné de la scène publique tunisienne, le linguiste suit l'évolution des nouveaux hommes politiques dans leur maîtrise de la langue de bois : « Ils tâtonnent, titubent, s'exercent dans les villages, passent aux chefs lieux pour... donner à la fin des interviews face aux médias !». Un lexique très général, des formules stéréotypées, Salah Mejri oppose la «liberté de ton» à la langue de bois. Cette manière de s'exprimer est reconnaissable sur le plan linguistique par l'utilisation de formules tautologiques («volonté politique indéfectible ») et stéréotypées, des tournures de phrases toutes faites («Rien n'est laissé au hasard») et un lexique très général applicable à un nombre infini de sujets, de la santé, à la recherche scientifique et de l'inflation à l'esthétique urbaine. D'un point de vue sémantique, la langue de bois évacue le sens des phrases, grâce au décrochage référentiel : les mots ne renvoient pas pour l'essentiel à des faits précis, à des évènements, des dates, des personnes, des actes. Le récepteur est maintenu dans le flou total. C'est un discours, rapporte Salah Mejri, qui tend vers l'esprit des proverbes, n'admettant point la contradiction. «Toute considération quelle que soit sa nature aurait tendance à s'incliner devant les faits, la réalité», lit le linguiste dans un édito de La Presse d'avant la révolution pompeusement intitulé : «Pour un bien-être total : le droit d'y croire». Saupoudrer d'une poignée de fioritures... Le chercheur a présenté dans sa conférence la recette pour parler de la langue de bois. Prenez des tournures syntaxiques dominées par l'infinitif, le participe présent, qui gomment le temps, ajouter une touche d'impersonnel («il n'est pas étonnant»), éviter le « je », qui engage, bannir l'interrogation susceptible d'introduire le doute dans les esprits, saupoudrer pour l'esthétique de la chose d'une poignée de fioritures. Et le tour est joué! Parce qu'il permet d'avoir une réponse à tout et de caresser l'interlocuteur dans le sens du poil, ce type de rhétorique, qui, pourtant fige les idées, marche. Surtout lorsqu'on y met de l'intonation, de la séduction, toute sa force de conviction. Mais quand la langue de bois prend la forme du «Novlangue», concept inventé par Georges Orwell dans son roman «1984», alors la terreur n'est pas loin. Dans le livre d'Orwell, un collègue de Winston Smith en charge du dictionnaire Novlangue explique au personnage principal le but du projet : «Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer».