Contrairement aux apparences, Kaïs Saïed n'est pas un antisystème. Toute sa démarche vise à se trouver une place, à se frayer un chemin au sein d'un système dont il est le pur produit et qu'il incarne à merveille. Tôt ou tard selon certains, très bientôt selon d'autres, son discours mystificateur jusque-là ne lui sera plus d'aucun secours et il sera obligé de se révéler sous son vrai visage : un président comme ses prédécesseurs, imbu de sa personne et obnubilé par le pouvoir. Seulement, la logique systémique exige de se plier à certaines de ses contraintes. Pour préserver sa pérennité, un système veille au bon fonctionnement de toutes ses composantes. C'est pourquoi il ne serait pas surprenant que Kaïs Saïed cherche dans un avenir proche à se défaire de son discours « jusqu'auboutiste » actuel pour aller dans le sens d'une réconciliation avec le paysage politique et une cohabitation pacifique entre ses différents acteurs sur la base d'un accord sur des règles précises et concertées. Une sorte de « tawafok » comme l'ont fait d'autres avant lui.
Ce dimanche 5 décembre 2021, le président de la République Kaïs Saïed a commémoré le 69ème anniversaire du décès du leader national Farhat Hached. Outre le fait que Kaïs Saïed et Noureddine Taboubi se sont à peine adressé la parole, la cérémonie a été un remake des cérémonies précédentes. Les mêmes détails, les mêmes postures, les mêmes invités, le même protocole, comme si le temps s'était figé. Voilà des décennies que les uns et les autres reproduisent inlassablement, tous les ans, à la même date et au même lieu, les mêmes gestes. La force d'un système réside, avant tout, dans sa capacité à créer ses propres automatismes et ses propres rituels. En commémorant cette cérémonie, Kaïs Saïed a voulu marquer son territoire et dire aux syndicalistes, surtout leurs dirigeants, qu'il reste toujours le chef. Mais en présidant la cérémonie, dans le strict respect des moindres détails de son rituel, il se soumet au système indépendamment de la position qu'il y occupe. Au cours de cette semaine, d'une manière unilatérale, le président Kaïs Saïed a décidé, par décret, que la fête de la révolution sera célébrée désormais le 17 décembre et non le 14 janvier. Un geste qui semble anodin mais tellement important pour la pérennité du système.
Il est évident que tout président de la République qu'il est, Kaïs Saïed n'a pas les compétences nécessaires pour trancher ce genre de questions. L'écriture de l'histoire est l'affaire exclusive des historiens. Mais comme le système a toujours besoin de repères, de balises pour guider son mouvement, il cherche toujours à créer sa « petite histoire » qui se maintient le temps que prendra le système à consommer son acteur principal, l'user et le remplacer par un nouvel acteur principal avec de nouveaux repères et de nouvelles balises.
Avant Kaïs Saïed, Habib Bourguiba, le combattant suprême, avait lui aussi tenté d'écrire l'histoire et jalonner le système qui a perduré 31 ans par ses propres balises. Son retour d'exil était « la fête de la victoire ». Son anniversaire était l'occasion d'un festival/carnaval qui durait des semaines entières. Son éviction du pouvoir a automatiquement balayé ces balises farfelues de l'ère Bourguiba. Zine Abidine Ben Ali, l'artisan du changement, avait lui aussi cherché durant les 23 ans de son règne, à se créer ses propres balises. Les fêtes du 7 novembre étaient célébrées en grande pompe et avec la contribution, de gré ou de force, de toutes les institutions de l'Etat et de toutes les franges de la société tunisienne. Elles étaient l'occasion pour beaucoup d'entristes de faire étalage de leur mesquinerie et de leur petitesse de larbin. Le départ de Ben Ali à l'étranger le 14 janvier 2011 a mis fin, naturellement, à cette fête artificielle mais combien importante pour son pouvoir.
La décision de Kaïs Saïed de célébrer la révolution tunisienne le 17 décembre est donc une décision insignifiante pour le pays mais tellement importante pour lui pour baliser son pouvoir. D'autres balises seront créées qui résisteront, comme pour ses prédécesseurs, la durée de son bail à Carthage.