Le 5 février, tard le soir et depuis le ministère de l'Intérieur, le président Kaïs Saïed annonce la dissolution du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM). Le 6 février, quelques centaines d'agents de police encerclent la cité jardins et toutes les rues menant au siège du CSM empêchant ses membres d'y accéder. Le 13 février, le président publie un décret annonçant la composition d'un CSM provisoire avec de nouveaux membres. Précédemment à tout cela, le président a multiplié les déclarations hostiles aux magistrats qui sont, à ses yeux, lents à réagir par rapport à plusieurs affaires. Dans n'importe quel pays au monde, les magistrats se seraient mis vent debout devant ce qui s'apparente clairement, et sans ambiguïté aucune, à une ingérence du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire. Il y aurait eu des grèves et un véritable bras de fer dont une seule issue serait possible : que la justice gagne ! En Tunisie, il y a eu quelques réactions des médias (Business News en premier) pour dénoncer cette ingérence, quelques réactions d'hommes politiques et quelques réactions diplomatiques, notamment l'Union européenne qui a manifesté ses préoccupations par la décision de Saïed et puis c'est tout. Les premiers intéressés, c'est-à-dire les magistrats, étaient curieusement silencieux, à l'exception du président de l'Association des jeunes magistrats, Mourad Messoudi qui fait partie des révoqués. Les nouveaux membres du CSM ont occupé leur poste sans broncher, comme si cela leur revenait de droit. Youssef Bouzakher, ancien président du CSM, a refusé de faire des vagues, a quasiment évité les médias et s'est ménagé toute polémique. « Nous n'aimons pas la guerre, nous ne sommes pas comme les avocats », a avoué à Business News tête baissée, un magistrat. « Ils ont peur, ils n'agissent pas comme des magistrats détenteurs d'un pouvoir à part entière, ils agissent comme des fonctionnaires », nous dit un avocat. Un autre nous donne une autre explication : « Ils sont divisés, plusieurs parmi eux approuvent ce que fait le président, parce qu'ils estiment qu'il y a plusieurs corrompus dans la corporation et que le ménage est nécessaire ».
Quelle que soit la raison de ce silence approbateur devant l'hostilité et l'attaque présidentielle, il n'y a pas eu de fronde de la part des magistrats. Les médias ont beau dénoncer l'ingérence et parler de déshonneur, les premiers intéressés ont préféré éviter la guerre avec Kaïs Saïed. En résumé, ils avaient le choix entre la guerre et le déshonneur, ils ont choisi le déshonneur, ils ont quand même eu la guerre (citation apocryphe modifiée de Churchill). Mercredi 1er juin, le soir, le président annonce la révocation de 57 magistrats lors d'un conseil ministériel. Une liste nominative détaillée a été publiée, le jour même un peu avant minuit, dans un décret paru au Journal officiel. Un deuxième décret paru dans le même journal officiel précise que les magistrats n'ont aucune possibilité de recours tant qu'il n'y a pas « prononcé d'un jugement pénal irrévocable concernant les faits qui leur sont imputés ». Lors du conseil ministériel nocturne, le chef de l'Etat explique les raisons de la révocation de ces magistrats et affirme qu'il a tout fait pour éviter toute injustice. Enonçant les raisons, il dit qu'il y a des magistrats attrapés en flagrant délit d'actes sexuels (ou d'adultère, l'arabe dans lequel il parle autorise les deux traductions), de harcèlement sexuel, de corruption, d'appartenance à un parti politique, de dissimulation de preuves, de PV ou de dossiers judiciaires. D'autres sont « accusés » d'enrichissement illicite ou d'enrichissement tout court ou encore de participation en tant que conseiller dans des sociétés privées en contrepartie d'une prime de cinq cents dinars (150€) pour chaque réunion. Certains magistrats sont accusés d'avoir empêché la police de perquisitionner les domiciles de suspects ou d'avoir entravé leurs enquêtes.
Au lendemain de ces décisions, qualifiées d'historiques par le président, les réactions n'ont pas manqué. Il y a ceux qui ont protesté contre cette ingérence flagrante dans le pouvoir judiciaire et la violation manifeste du principe de séparation des pouvoirs. Et il y a ceux qui ont applaudi le président d'avoir agi ainsi. En substance, on dit que le président avait raison de chercher à assainir une corporation qui a tardé à s'assainir d'elle-même, qu'il y a beaucoup de magistrats corrompus et qu'il fallait mettre le holà. Plusieurs avocats, contactés ce matin par Business News, affirment que plusieurs parmi les magistrats révoqués méritent ce qui leur arrive. Ils seraient réellement corrompus. Mais il y a quand même d'autres qui ont été condamnés (car il s'agit bien d'une condamnation) juste parce qu'ils auraient refusé de suivre les ordres et de tenir les rangs. Des magistrats véreux, cela a toujours existé et ça existera toujours. Dans la liste des 57, il y en a un paquet et ils sont connus par l'opinion publique. Les plus illustres sont indéniablement Taïeb Rached et Béchir Akremi. Le premier, ex président de la cour de cassation, a avoué lui-même faire du business dans l'immobilier, avec un enrichissement douteux au passage. Le second, ex procureur proche des islamistes, a dissimulé quelque 6268 dossiers terroristes. N'empêche, la vérité est plus complexe et on ne peut pas sanctionner toute une corporation sous prétexte qu'il y a des magistrats véreux. Le président de la République n'est pas tombé dans ce piège et a bien affirmé qu'il ne généralise pas et que la majorité des magistrats sont intègres. Pourquoi dès lors publier des décrets qui touchent l'ensemble de la corporation au lieu de faire passer les dossiers des magistrats véreux devant le CSM dont il vient de nommer les membres ?
Le président de la République ne s'embarrasse pas de sa contradiction et donne des motifs fallacieux dans l'énoncé des motifs qu'il récite devant le conseil des ministres. Qu'un juge empêche la perquisition d'un domicile ou entrave le déroulement d'une enquête, cela entre pleinement dans ses prérogatives. C'est à lui, et uniquement à lui, de diriger les enquêtes et c'est à lui de veiller au bon respect des procédures, souvent violées par la police. Le président dit que les informations sur lesquelles il s'est basé pour révoquer les magistrats, ne supportent aucun doute et qu'il n'y a pas de place à l'injustice. Ceci est tout simplement faux, car on ne peut pas condamner une personne sur la base de renseignements de services de police ou de l'armée. Il n'y a pas eu d'enquête judiciaire à charge et à décharge avant la condamnation de ces magistrats. Le droit à la défense et la présomption d'innocence ont été bafoués. Il s'agit là de principes immuables de Justice que le président a bafoués avec de simples décrets. Qui devrait défendre ces principes de justice ? Les médias, les ONG, les partis politiques ou plutôt les magistrats ? Hélas, tout le monde a protesté vigoureusement quand le président a dissous le CSM, sauf les magistrats, premiers intéressés. Ils n'ont rien dit quand il les a attaqués à de multiples reprises dans ses discours, ils n'ont rien dit quand il a dissous le CSM et ils n'ont rien dit quand il a nommé de nouveaux membres à la place des membres élus. Appuyé par ce silence, Kaïs Saïed a franchi hier une nouvelle étape dans l'humiliation des magistrats en s'arrogeant des prérogatives dont ne dispose aucun chef d'Etat au monde, même pas les despotes. Le président continue à humilier les magistrats et à les frapper. Il a beau dire qu'il ne s'immiscera jamais dans leur travail, ceci est faux, ils sont plus que jamais sous sa coupe. Par le décret qu'il a publié hier, aucun magistrat ne peut s'opposer à lui sous peine d'être révoqué tout de suite sans aucune possibilité de recours. Le président a cassé un des derniers bastions de la République et de l'Etat de droit, sous les applaudissements d'un peuple crédule qui préfère l'émotion facile à la vérité complexe et la revanche primaire à la justice.