Après la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), tard dans la nuit depuis le ministère de l'Intérieur, on s'attendait à un tas de réactions. Par exemple qu'une cinquantaine de magistrats avec leurs robes et leurs toques aillent directement vers le siège du CSM affrontant ainsi, au corps à corps, l'imposant cordon policier. Une telle scène, filmée en direct par les médias, ferait le tour du monde en quelques minutes et obtiendrait l'appui immédiat des magistrats du monde entier. Et qui ne défendrait pas des magistrats militant pour leur indépendance ? On aurait aussi pu imaginer une mobilisation générale des avocats, eux qui ont toujours l'habitude de défendre les nobles causes, les libertés et l'indépendance du pouvoir judiciaire. Sauf que voilà, il n'y a rien eu. Même pas une grève générale. Les tribunaux tunisiens fonctionnaient normalement lundi 7 février 2022, 36 heures après la décision du président Kaïs Saïed de dissoudre le symbole même de l'indépendance de la justice. Une décision totalement illégale, contraire à la constitution et aux principes mêmes de la séparation des pouvoirs. Le président Kaïs Saïed a injurié les magistrats, il a déclaré publiquement que certains parmi eux devaient être derrière les barreaux, il a dissous leur CSM, il a menti ouvertement en déclarant qu'il ne s'est jamais immiscé dans leur travail et il les a considéré comme de simples fonctionnaires et non titulaires d'un pouvoir à part entière. L'affront est grand, très grand, et les réactions sont quasi-nulles. Le président du CSM, Youssef Bouzakher s'est suffi de quelques déclarations médiatiques. Alors que son siège est encerclé par la police depuis dimanche matin, il a été dans le déni lundi matin en déclarant que la police était là à son invitation pour le protéger.Ce n'est que plus tard, dans la matinée, qu'il s'est rendu compte que la police était là pour l'empêcher, lui, de s'approcher de son propre siège qu'il préside. Y a-t-il pire humiliation ? En guise de réponse, M. Bouzakher s'est fait accompagner d'un huissier de justice pour faire constater l'interdiction…
Ses collègues du syndicat des magistrats et de l'association des magistrats ont également été timides se suffisant de communiqués et de déclarations médiatiques, sans aucune réaction concrète sur le terrain.
Autre corporation à accepter l'affront sans réagir, celle des avocats. D'habitude pointilleux et hyper sensibles à tout ce qui touche aux libertés et la séparation des pouvoirs, les avocats se sont montrés complices du président de la République. Lundi matin, le bâtonnier Brahim Bouderbala a affirmé que son Ordre soutient toute initiative de réforme. Il a fallu que l'avocate Abir Moussi, présidente du PDL, sauve l'honneur des robes noires en rappelant que le président de la République n'a guère le droit de décréter des réformes fondamentales. A lire également Brahim Bouderbala : l'ordre soutient toute initiative de réforme
La dissolution du CSM est pourtant quelque chose de très grave. « C'est un lundi noir », a affirmé ce matin un haut magistrat. Et il a raison. Ce qu'a fait Kaïs Saïed dans la nuit du samedi au dimanche est aussi grave, sinon plus grave que le gel des travaux de l'assemblée le 25 juillet. Force est de rappeler que ce jour-là, le président a été fortement applaudi. Et quand certains attiraient l'attention sur le danger de son entreprise, les réponses fusaient de toutes parts dans une seule direction : « nous sommes là pour l'arrêter s'il dérive ». Où sont toutes ces gens qui assuraient être là le jour où Kaïs Saïed va dériver ? En s'arrogeant les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, en faisant main basse sur le pouvoir judiciaire le 6 février 2022, le président de la République Kaïs Saïed répond désormais techniquement à la définition littérale et originelle du mot dictateur. L'origine du terme remonte à la Rome antique, où la dictature était un état de la République romaine où un magistrat (le dictateur) se voyait confier de manière temporaire et légale les pleins pouvoirs en cas de troubles graves.
Comment affronter ce dictateur ? A l'exception de quelques déclarations médiatiques ici et là, il y a très peu d'enthousiasme pour défendre la justice et la démocratie tunisiennes. Très rares sont les voix qui s'élèvent pour contrer un président jouissant encore d'une popularité très élevée. Quelles sont ces voix ? L'UGTT, principale puissance syndicale, quelques médias, quelques ONG et quelques opposants. Le CSM refusait jusque-là toute opposition frontale, bien qu'il était dans la ligne de mire présidentielle. Maintenant que leur conseil est dissous, unilatéralement et illégalement, les magistrats réagiront-ils pour défendre leur corporation ? Ceux qui juraient leurs grands dieux qu'ils allaient s'opposer aux éventuelles dérives présidentielles, bougeront-ils pour défendre le pouvoir judiciaire et contrer l'hégémonie d'un président tout puissant ? La semaine qui commence risque d'être décisive dans l'histoire du pays. Si les magistrats abdiquent et si les avocats et les autres composantes de la société ne viennent pas à leur secours, Kaïs Saïed aura les mains totalement libres pour faire ce qu'il veut de l'Etat tunisien. Certes, il sera rattrapé par la réalité économique, mais d'ici là, il aura causé beaucoup de casse au pays.