Le mot a été lâché hier par le chef de l'Etat lors d'une visite à Jendouba. Alors que nombreux ont été ceux qui l'ont appelé à démissionner et à assumer sa défaite après le fiasco électoral du 17 décembre, Kaïs Saïed ne l'entend pas du tout de cette oreille. Au lieu de se remettre en question, il préfère monter au créneau et menacer. Comme il le fait d'habitude. Selon lui, « la Tunisie a besoin d'une épuration pour être débarrassée de ses imperfections ». Par imperfections, il évoque évidemment ceux qu'il ne cesse, depuis qu'il est en poste, d'accuser de corruption et de manœuvres machiavéliques. Ceux qu'il appelle « des pathologies politiques ». Les mots de Kaïs Saïed sont évidemment, avant tout politiques et théoriques, mais ils ne sont pas moins dangereux pour autant. Surtout, si on les place dans leur contexte. Ces mots ne vous semblent-ils pas étrangement familiers ? Ils devraient pourtant.
Les « potences » de l'ancien président Moncef Marzouki avaient, elles, provoqué une grande polémique. En 2014, depuis Doha, Marzouki avait prédit à ses opposants politiques « les potences de la nouvelle génération de révolutionnaires ». L'épuration de Kaïs Saïed n'en est certes pas très éloignée. Ces propos rappellent aussi les tristement célèbres paroles de Sahbi Attig, chef du bloc parlementaire d'Ennahdha, qui, en 2014 à l'avenue Habib Bourguiba, avait déclaré au milieu des Takbir de la foule : « A ceux qui veulent piétiner les paroles du peuple, je vous dis que ce peuple vous piétinera dans les rues de Tunis. Ceux qui veulent assassiner la volonté du peuple, subiront le même sort par la rue. La rue pourra faire couler leur sang ». En 2012, Sadok Chourou, député Ennahdha, avait, depuis le Parlement, menacé les adversaires politiques de leurs « couper les mains et les pieds », en citant des textes coraniques. En 2018, dans la défunte ARP que Kaïs Saïed a dissoute afin de réinstaurer son nouvel ordre, le député Al Irada Mabrouk Hrizi s'était comparé à un kamikaze qui était venu à l'hémicycle « pour se faire exploser », et ce dans le but de « barrer la route aux putschites par tous les moyens ». Ce « par tous les moyens », n'est en effet pas très éloigné du raisonnement de ce président en perte de vitesse et de popularité. Alors que l'essentiel de son discours a été consolidé par la légitimité que le peuple a placée en lui en 2019, Saïed se retrouve aujourd'hui acculé à une défaite. Reconnaitre que le peuple ne lui est plus aussi fidèle ou se remettre en question ? Aucun des deux. La menace et la fuite sont ses armes.
Dans la nouvelle constitution tunisienne, le 25 juillet 2019 a été considéré comme l'année zéro de l'histoire tunisienne. Toute l'histoire qui a précédé cette date a été effacée par les soins du chef de l'Etat. Au Combodge, l'année 1975 avait également été considérée par les Khmers rouges comme l'année zéro du régime. Tous les individus liés aux autorités précédant ce régime ultra-totalitaire ont été éliminés par les hommes de Pol Pot. « Regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air violent? Pas du tout... », avait déclaré Pol Pot dans une interview filmée datant de 1997. Kaïs Saïed non plus n'a pas l'air violent, il ne l'a jamais été par le passé. Il n'a jamais tenu de discours violents, ni exprimé des menaces autres que celles « politiques et judiciaires ». Mais le blocage actuel dans lequel il se trouve justifierait visiblement le recours à « tous les moyens possibles ». Après avoir limogé les magistrats désobéissants, serré l'étau sur les médias, les opposants politiques et les hommes d'affaires, les accusant d'« affamer le peuple », de « comploter dans l'ombre » et d'être derrière les pénuries, les crises et les tensions actuelles, Kaïs Saïed justifie leur épuration. « La Tunisie devra être débarrassée de ses imperfections ». Qu'est-ce que cela veut-il dire concrètement ? De bouddhiste, Pol Pot est devenu, après l'exercice du pouvoir, un dictateur sanguinaire qui a assassiné 1,7 million de personnes dans son pays. D'idéaliste, Kaïs Saïed est devenu un président adepte des discours complotistes et des menaces et refusant de remettre en question ses travers et les déviations de son régime.
Le grand argument de vente de Kaïs Saïed a toujours été de faire table rase du passé et d'apporter un vent de fraicheur et de nouveauté. Le fait qu'il tranche avec ses prédécesseurs, qu'il offre une alternative complètement différente et qu'il débarrasse le pays de ce qu'il a encombré ont toujours séduit de très nombreux Tunisiens. Et s'il avait finalement fini par ressembler à ceux qu'il disait combattre ? Et si l'outsideur est tombé dans le piège grossier du pouvoir pour – ô horreur – suivre le sombre chemin de ces ennemis contre lesquels il s'élève ?
Sur ce, je vous souhaite une bonne fin d'année 2022 à vous tous et espère que 2023 soit porteuse de bonnes nouvelles. Il est encore permis de rêver…