Quatre réunions ont marqué l'activité présidentielle de la semaine dernière. Mercredi 4 janvier, Kaïs Saïed reçoit le ministre de la Santé, Ali Mrabet pour évoquer une machination menée par une firme de communication, dirigée par un étranger, qui aurait diffusé des fakes news à propos des pénuries de médicaments vitaux et les traitements de chimiothérapie. Il dénonce ainsi des calomnies visant à porter atteinte à la sécurité et à la stabilité sociale. Le même jour, le président reçoit le ministre de l'Intérieur, Taoufik Charfeddine et le directeur général de la sûreté nationale, Mourad Saïdane pour leur parler des « agissements de certaines personnes, manœuvrées par des lobbies connus, en termes de violation de la loi et d'atteinte à la sécurité nationale ». Vendredi 6 janvier, il reçoit le ministre de l'Intérieur et la ministre de la Justice Leïla Jaffel pour leur dire que « ce que font certains s'apparente à un complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l'Etat, un crime qui n'a rien à voir avec la liberté de pensée ou la liberté d'expression ». Le même vendredi 6 janvier, il reçoit la cheffe du gouvernement Najla Bouden pour lui annoncer sa décision de limoger la ministre du Commerce Fadhila Rabhi et le gouverneur de Sfax, Fakher Fakhfakh. Une semaine plus tôt, mercredi 28 décembre, il a réuni la cheffe du gouvernement, le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Défense, la ministre de la Justice et plusieurs hauts cadres militaires et sécuritaires pour un discours décousu se voulant colérique d'une bonne vingtaine de minutes. Le président y a proféré des menaces et des avertissements et lancé des accusations à la pelle contre tout le monde, des magistrats aux médias en passant par le FMI et les contrebandiers.
Dans toutes ces réunions, Kaïs Saïed a montré une certaine frayeur. Il a essayé de cacher cette frayeur en feignant la colère, elle était quand même visible. Que craint-il ? De quoi a-t-il peur ? Je ne sais pas. Le fait est qu'il ne renvoie nullement l'image d'un président confiant, sûr et stratège. Certains des communiqués de la présidence ont été publiés vers 1h du matin. Cela reflète une totale désorganisation à la tête de l'Etat. À moins d'une guerre, les communiqués et les déclarations sont diffusés à des horaires administratifs. Je n'invente rien, c'est comme ça que ça se passe partout dans le monde. Depuis son accession au pouvoir, en octobre 2019, Kaïs Saïed a toujours clamé haut et fort qu'il respectera la liberté d'expression. Le président a évoqué cette liberté d'expression dans trois réunions la semaine dernière. Un peu comme si elle était devenue son nouveau dada. Un dirigeant confiant, sûr de lui, ne craint pas la critique, la caricature et la satire. Ici aussi, je n'invente rien, c'est comme ça que ça se passe partout dans le monde. Généralement, il y a souvent un scandale et une faute grave avant le limogeage d'un haut dirigeant de l'Etat. Et il y a systématiquement des explications officielles de la partie qui a procédé au limogeage. Rien de tel dans l'éjection de la ministre du Commerce et du gouverneur de Sfax. Le président, comme à son habitude, gère la Tunisie comme si c'était sa ferme privée, n'ayant de compte à rendre à personne. Quand on est sûrs de ses décisions, on explique et on parle. On ne se tait que lorsqu'on a quelque chose à cacher. Inutile de dire que c'est comme ça que ça se passe partout dans le monde.
Colère, déclarations incendiaires, décisions inexpliquées, accusations légères, contrevérités, le président multiplie ces derniers temps les signes reflétant sa frayeur. Les deux derniers mois ont été caractérisés par un certain nombre de procédures judiciaires, sur la base du décret 54, visant des personnalités publiques dont le seul tort est d'avoir critiqué le président et son régime. Le décret 54 punit jusqu'à dix ans de prison ceux qui touchent au président et ses apparatchiks. Il y a comme une paranoïa du président qui voit partout le complot. Il ne parle plus de spéculateurs et de corrompus, en dépit des multiples pénuries qu'on subit, il ne parle que de ceux qui complotent contre l'Etat et s'en prennent à ses symboles. S'il y a vraiment un complot, qu'il arrête alors les comploteurs et dévoile leur(s) projet(s) ! Sauf qu'il n'a arrêté personne, en dépit de l'extrême gravité de l'accusation moult fois répétée. En vérité, il n'y a de complot que dans la tête du président. Ce que l'on voit sur la scène, ce sont quelques opposants et quelques militants et médias qui critiquent le pouvoir hégémonique du président et sa gestion calamiteuse de l'Etat et des institutions. Dans les pays stables, où le pouvoir est solidement ancré, le président ne parle jamais de complot contre l'Etat, sauf s'il y en a vraiment un, auquel cas toute la lumière est jetée sur le sujet (comme c'est le cas du Brésil depuis hier).
Si Kaïs Saïed voit le complot partout, s'il se montre si agressif à l'encontre de ses adversaires, c'est qu'il sent la fin approcher. En 2019, il avait toute la légitimité grâce à une présidentielle transparente et sans faille gagnée avec 72,71% des suffrages. Cette légitimité a été entachée le 25 juillet 2021 quand il a placé des véhicules de l'armée devant le Parlement empêchant les députés, tout aussi élus que lui, d'y accéder. Pour asseoir son pouvoir, tout en justifiant son putsch, Kaïs Saïed devait accomplir des actes. Du concret. Sauf que depuis le 25 juillet 2021, il n'y a eu que des paroles. Un an et demi après, ses paroles ne pèsent plus grand-chose. On ne peut plus croire un président qui parle cent fois par mois de spéculateurs, de complot contre l'Etat et de corruption sans jamais arrêter quiconque. La première fois on l'applaudit, la deuxième fois, on sourit, la troisième fois, on attend, la quatrième fois, on soupire, la cinquième fois on interroge, la sixième fois on demande des comptes, la septième fois on ne l'entend plus, la huitième fois on rouspète, la neuvième fois on crie, la dixième fois on se met en colère, on manifeste et on appelle à l'arrêt immédiat du manège. On en est là, le conspirationnisme du président a atteint ses limites. Il lui reste encore une carte à son jeu, celle des boucs émissaires. Il a limogé la ministre du Commerce et le gouverneur de Sfax et il coupera deux ou trois autres têtes. Il pourra également mettre en prison quelques avocats et journalistes, pour les faire taire, mais après ? Il lui faut une solution et il ne l'a pas. Il lui faut une popularité et il l'a perdue. Il lui faut une légitimité et il ne l'a plus. Isolé, lâché, discrédité, les jours de Kaïs Saïed sont comptés.