Le ministre italien de l'Intérieur a été reçu hier par le président Kaïs Saïed pour le sempiternel problème de la migration clandestine. Au lieu de faire comme la Turquie et la France et négocier son rôle de garde-frontières de l'Europe, Kaïs Saïed propose un sommet multipartite. C'est une règle bien connue par l'ensemble des dirigeants du monde. Quand on veut faire oublier un dossier, on nomme une commission ad-hoc. C'est un peu ce qu'a fait Kaïs Saïed, lundi 15 mai 2023, face au ministre italien de l'Intérieur, Matteo Piantedosi, quand il lui a proposé une réunion internationale, dans les meilleurs délais, au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement ou des ministres de l'Intérieur. Réunion à laquelle participeraient tous les pays concernés, y compris ceux d'où proviennent les migrants, afin de convenir de formules de coopération qui éliminent les causes de la migration illégale. Kaïs Saïed, lui le bleu en politique, s'est-il comporté par naïveté ou par machiavélisme ? Peu importe, le fait est que le ministre italien est rentré bredouille à Rome. Le sujet de la migration depuis la Tunisie, devenue terre de transit depuis quelque temps, dérange énormément les Italiens. Depuis l'élection de Giorgia Meloni, en septembre dernier, on ne compte plus les visites de ministres italiens et les interventions de ces ministres pour trouver une solution à la crise économique par laquelle passe la Tunisie. Les Italiens ont réussi, par ailleurs, à sensibiliser l'Union européenne sur la gravité du problème tunisien et ses répercussions sur l'Europe. « Si la Tunisie s'effondre, cela risque de provoquer des flux migratoires vers l'UE et entraîner une instabilité dans la région Mena. Nous voulons éviter cette situation », a averti Josep Borrell, Haut représentant des Affaires étrangères de l'UE, à une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'UE, à Bruxelles, en Belgique, le 20 mars 2023. Prenant le relais des Italiens, les Européens ont envoyé des émissaires à Tunis la semaine dernière pour parler du dossier tunisien, de sa crise économique et des répercussions certaines sur l'Europe de cette crise. Face à la ministre belge des Affaires étrangères, des Affaires européennes et du Commerce extérieur, et des Institutions culturelles fédérales, Hadja Lahbib, et le ministre portugais des Affaires étrangères, João Gomes Cravinhon, Kaïs Saïed a été droit dans ses bottes, refusant tout diktat et toute ingérence. Un vrai pied de nez à l'Union européenne. Faute de résultat tangible sur le terrain, l'Italie est revenue à la charge cette semaine en envoyant son ministre de l'Intérieur. M. Piantedosi semble être d'accord pour que la lutte contre la migration irrégulière (le terme policé pour désigner la migration clandestine) ne doive pas être abordée uniquement sous le seul angle de la sécurité, mais qu'il faut également aborder les aspects sociaux et économiques.
La migration entre l'Italie et la Tunisie n'a rien de nouveau, elle a toujours existé. Il y a un siècle, elle était dans le sens Nord-Sud, elle est maintenant dans le sens Sud-Nord. Ce qui est nouveau, c'est que la Tunisie est devenue un territoire de passage pour des milliers de migrants de l'Afrique subsaharienne. L'Italie veut que la Tunisie joue les garde-frontières de l'Europe. Et vu que l'Italie elle-même n'est qu'un territoire de passage vers l'Europe, l'Union européenne elle-même devient concernée par le sujet. Partant, et vu que le problème n'a rien d'exclusif à cette zone de la Méditerranée, Kaïs Saïed devrait s'inspirer des expériences observées ailleurs. Les exemples de la Turquie et de la France sont les meilleurs et correspondent au mieux à la situation tuniso-italienne.
La Turquie était, pendant un bon bout de temps, un territoire de passage des Asiatiques vers l'Europe. Pour jouer le rôle de garde-frontières, le président turc a exigé et obtenu que les Européens passent à la caisse. Recep Tayyip Erdoğan a ainsi obtenu quelque six milliards d'euros à l'issue de la déclaration de coopération entre les Etats de l'UE et le gouvernement turc, a été signée en mars 2016 et renouvelée en 2021. Depuis 2015, l'UE a mobilisé 9,5 milliards d'euros en faveur des réfugiés et des communautés d'accueil en Turquie. Les points essentiels de cet accord est que la Turquie prenne toutes les mesures nécessaires pour empêcher les personnes voyageant irrégulièrement de Turquie vers les îles grecques. Toute personne arrivée irrégulièrement sur les îles en provenance de Turquie pourrait y être renvoyée. Pour chaque Syrien renvoyé des îles, les Etats membres de l'UE accepteraient un réfugié syrien qui avait attendu en Turquie. Outre cette rétribution, le président turc a obtenu que ses ressortissants puissent voyager sans visa en Europe.
De l'autre côté de l'Europe, sur le front ouest, il y a depuis des années un problème migratoire entre la France et le Royaume-Uni. Comme la Tunisie et la comme la Turquie, la France est un territoire de passage vers l'île. Après moult crises et des négociations au sommet, le Royaume-Uni a dû se résoudre de passer à la caisse comme l'ont exigé les Français. Ainsi, le Royaume-Uni a déclaré, en mars dernier, qu'il paierait 543 millions de dollars au cours des trois prochaines années dans le cadre d'un accord avec la France pour lutter contre la migration clandestine à travers la Manche. L'accord a été annoncé lors d'un sommet conjoint entre le Premier ministre britannique Rishi Sunak et son homologue français Emmanuel Macron à Paris.
Les expériences française et turque montrent que Kaïs Saïed est à des années lumières en matière de négociation. Lui qui dit vouloir que la Tunisie compte sur elle-même plutôt que d'aller chercher des crédits au FMI et ailleurs. D'ores et déjà, il y a quelque chose d'offensant à la souveraineté tunisienne de la part des Italiens. Alors que les présidents turc et français ont négocié directement avec leurs homologues, le président tunisien n'a d'interlocuteurs que des ministres italiens. Pourquoi donc Giorgia Meloni ne viendrait pas elle-même en Tunisie, comme elle est allée en Algérie pour négocier ses accords de gaz ? Si le problème migratoire est si important, elle devrait bouger comme se sont déplacés ses homologues à Ankara et à Paris. Ceci sur la forme. Sur le fond, l'Italie a bien daigné offrir quelque chose à la Tunisie pour lutter contre la migration clandestine, mais force est de constater qu'il s'agit de pacotilles. En mars dernier, la Botte a offert quelque dix millions d'euros, dont 6,5 millions en équipements. Infinitésimal par rapport à ce qu'a reçu la Turquie ou la France. Pour ce qui est de la France, l'Italie mérite une petite leçon de géographie, car l'accord franco-britannique ne parle que de La Manche soit, au grand maximum, 350 kilomètres de côtes. Le littoral tunisien se déroule, lui, sur 1148 kilomètres, soit plus de trois fois La Manche. Outre le montant ridicule proposé, l'Italie offre quelques dizaines de visas à des ressortissants tunisiens au profil bien précis. Ici aussi, ce sont des pacotilles quand on sait que la Turquie a carrément fait sauter les visas pour ses ressortissants. Enfin, il est bon de rappeler les conditions inhumaines subies par les migrants tunisiens en Italie où nos ressortissants sont traités comme des chiens.
Plutôt que de noyer le poisson et de proposer un sommet multipartite sans résultat garanti, Kaïs Saïed devrait agir comme Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan en chiffrant les services de garde-frontières de la Tunisie. Dans la foulée, il peut négocier la levée des visas des Tunisiens vers l'Europe. Il résoudrait ainsi le problème économique épineux de la Tunisie, il lui ferait éviter le FMI et le diktat étranger et offrirait un cadeau précieux à ses ressortissants. Avec ça, sa popularité grimerait au zénith et il se garantirait sa réélection un an et demi à l'avance. Sauf que Kaïs Saïed est loin d'être dans cet état d'esprit. Face aux Italiens, il devient mou, très mou. Il accepte de recevoir des ministres, alors que ses homologues turc et français traitent directement avec les chefs de l'exécutif. Aucun mot sur le traitement inhumain subi par nos ressortissants de la part des autorités italiennes. Il accepte quelques millions d'euros, alors que les Français et les Turcs négocient des centaines de millions et des milliards. Une cohérence entre le discours présidentiel et les actes est, du coup, le bienvenu. Il serait le premier bénéficiaire de cela.