« L'ami de mon ami est mon ami » ; « l'ami de mon ennemi est mon ennemi » ; « l'ennemi de mon ami est mon ennemi » ; « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ». C'est tous petits qu'on nous a appris ces quatre règles universelles basiques, à la limite de l'idiotie, mais appliquées partout depuis la nuit des temps. Pour la troisième fois en un an, le président Kaïs Saïed recevra mercredi prochain à Tunis la présidente du conseil italien Giorgia Meloni. En tout, il l'aura rencontrée cinq ou six fois depuis son élection en octobre 2022. Sur le plan strictement bilatéral, M. Saïed a tout intérêt à rencontrer Mme Meloni, l'Italie étant notre plus proche voisin européen, un de nos plus gros fournisseurs et un de nos plus gros clients. En ce moment, la Tunisie peut même se targuer d'avoir une balance commerciale positive avec l'Italie avec un excédent en notre faveur de plus de 900 millions de dinars. Sauf que le monde politique ne fonctionne pas qu'avec des relations bilatérales et des intérêts commerciaux, il y a aussi un contexte géopolitique qui entre en ligne de compte et Kaïs Saïed ne peut pas faire l'impasse sur ce contexte. Il y a également une politique d'Etat et une morale à laquelle le président de la République se doit d'obéir.
En raison de son historique politique, Giorgia Meloni est une des dirigeantes les plus méprisées d'Europe. Ancienne présidente du parti d'extrême-droite Fratelli d'Italia, héritière politique de Benito Mussolini, elle est considérée par ses compatriotes italiens et européens comme une fasciste. Rien que pour ce pédigrée, Kaïs Saïed devrait observer des distances avec elle. Ce n'est pas le cas et ce n'est pas ce qu'il y a de plus grave, on peut toujours dire que la realpolitik l'emporte. Le 7 octobre 2023, les factions palestiniennes à Gaza ont déclenché une attaque contre Israël, n'en pouvant plus de l'occupation, des pressions financières, politiques et sécuritaires que leur impose l'Etat hébreu, un des derniers pays colonisateurs au monde. La réaction d'Israël n'a pas tardé et, depuis, Gaza vit sous les bombes. À ce jour, on dénombre près de 34 mille morts côté palestinien et des millions de sans-abris. Les Palestiniens vivent une tragédie depuis six mois, que dis-je, depuis 77 ans. En dépit de la réaction démesurée (et encore en cours) d'Israël, en dépit de l'injustice vécue pas les Palestiniens, Giorgia Meloni s'est pressée d'aller soutenir son homologue israélien Benyamin Netanyahou. C'était le 21 octobre 2023, deux semaines après le début des hostilités. Alors que les bombes israéliennes tuaient les civils palestiniens à Gaza, Mme Meloni était à Tel Aviv pour encourager M. Netanyahou à aller de l'avant et à écraser des innocents qui n'ont rien demandé de plus que de vivre en paix sur leurs terres ancestrales. Des terres qu'occupent impunément, et en violation des lois internationales, des sionistes venus du monde entier. L'Italie est souveraine et Giorgia Meloni est libre de voir et de soutenir qui ça lui chante. En tant que fasciste qui s'assume, il n'y a rien d'anormal qu'elle s'affiche aux côtés d'un sanguinaire qui s'assume encore davantage.
Mais il n'y a pas que l'Italie qui est souveraine, la Tunisie l'est aussi. Il n'y a pas que Giorgia Meloni qui est libre de soutenir qui elle veut, Kaïs Saïed est aussi libre qu'elle. La politique de la Tunisie envers Israël a toujours été la même, que ce soit sous Bourguiba, sous Ben Ali ou sous la troïka, il est hors de question de normaliser les relations avec l'Etat d'occupation et la Tunisie n'oublie pas et n'oubliera pas le raid israélien qu'elle a subi en 1985. Depuis son élection, Kaïs Saïed s'est inscrit dans cette politique et a affiché son soutien clair à la cause palestinienne. Pour lui, la normalisation est une traîtrise. Il a dit ça le jour même de son élection et, depuis, il l'a répété à plusieurs reprises. Avec un chouia de cohérence, Kaïs Saïed doit couper tout contact avec Giorgia Meloni. Au moins, jeter un froid sur ses relations avec elle. Il ne peut pas, décemment, serrer la main d'une personne qui a serré la main à un sanguinaire. Il ne peut pas s'afficher aux côtés de l'amie de son ennemi. Sans aller jusqu'à dire que l'amie de son ennemi est son ennemie, Kaïs Saïed n'a pas à afficher une quelconque amitié envers Giorgia Meloni. C'est indécent, c'est immoral, c'est grotesque, c'est un poignard qu'on met dans le dos des Palestiniens, c'est une injure qu'on fait à tous les morts de Gaza. Les relations bilatérales et la realpolitik n'expliquent pas tout et ne justifient pas l'injustifiable. La politique de la Tunisie a toujours été hostile à Israël et elle doit le rester. Kaïs Saïed crie sur tous les toits qu'il est fidèle aux traditions diplomatiques de la Tunisie et qu'il est loyal, totalement loyal, à la cause palestinienne. En recevant Meloni, en cette période précise, il tourne le dos aux traditions tunisiennes et aux martyrs palestiniens.
L'Italie a fait son choix de se mettre aux côtés de l'Etat occupant, c'est son affaire et c'est tout naturel, elle qui a tué des millions de juifs par le passé. Sauf que ce choix a des conséquences que l'Italie se doit d'assumer. Elle ne peut pas être à la fois grande amie d'Israël et grande amie de la Tunisie. Giorgia Meloni ne peut pas serrer la main de Netanyahou hier et de Saïed aujourd'hui. De plus, et ce serait idiot de ne pas le noter, Mme Meloni n'est pas à Tunis pour renforcer les relations bilatérales ou résoudre le problème israélo-palestinien, elle est là pour dicter à la Tunisie sa conduite en matière de lutte contre l'émigration clandestine. Recevant vendredi dernier son ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar, Kaïs Saïed a rappelé que la Tunisie ne se laisserait pas dicter sa politique intérieure et qu'elle n'acceptera ni d'être terre d'accueil, ni terre de transit pour les migrants illégaux. Ici aussi, le chef de l'Etat manque de cohérence. S'il refuse de se dicter sa conduite, pourquoi alors accepte-t-il de recevoir une nouvelle fois la présidente du conseil italien qui va ressasser le même sujet de l'émigration clandestine ? Pourquoi se jette-t-il dans ses bras lui qui, il y a quelques semaines, critiquait les opposants qui se jettent dans les bras des étrangers ? Si le président de la République est sincère quant à son soutien à la cause palestinienne et quant à sa propre souveraineté, il se doit de refuser la visite de Giorgia Meloni. Le problème de la migration clandestine n'est pas le sien et Meloni a fait le choix de soutenir le sanguinaire israélien, qu'elle assume son choix.