La ministre des Finances peine à trouver des directeurs pour son département, mais également des PDG pour les banques publiques. Il n'y a pas si longtemps, pourtant, les candidats se bousculaient pour décrocher un des postes les plus courtisés du pays. Mardi 18 juin 2024, le président de la République a reçu Sihem Nemsia, ministre des Finances et a évoqué avec elle la nécessité d'accélérer les procédures pour remplir les postes vacants à la tête des banques publiques. Le chef de l'Etat cite trois critères, à savoir l'intégrité, en premier plan, en plus de la compétence et de l'expérience. Fin du communiqué présidentiel publié mardi un peu avant minuit. Comment se fait-il que des postes de PDG de banques publiques soient vacants et que la ministre ne trouve pas de successeurs à ceux limogés ou partis à la retraite ? Ce qu'il faut savoir, c'est que la STB est sans DG depuis octobre 2022. Actuellement, c'est Nébil Frini, secrétaire général, qui occupe le poste par intérim. La BNA, autrefois première banque en Tunisie, est sans DG depuis mars 2023. C'est Ahmed Ben Moulahem, DGA exploitation, qui occupe le poste par intérim. La BH échappe à la vacance, pour le moment.
Quand on voit de près le ministère des Finances, on constate qu'il n'y a pas que les postes de PDG qui sont vacants. La ministre a du mal à trouver des directeurs dans son propre département. Et c'est loin d'être sa faute, Sihem Nemsia fait tout pour trouver une solution à cet épineux problème, bien avant que le président de la République ne la convoque. Si Mme Nemsia peine, c'est à cause du président de la République lui-même qui ne cesse de diaboliser le capital et les directeurs des services publics. Voyant partout la corruption, le népotisme et la conspiration, il a ordonné l'ouverture de dizaines d'instructions judiciaires contre les hauts cadres de l'administration et les dirigeants des entreprises publiques. Il voulait voir des mandats de dépôt et la justice, aux ordres, s'est pliée à son diktat. On ne compte plus le nombre d'anciens ministres et PDG et de dirigeants en exercice qui croupissent actuellement en prison en préventive en attente de la fin d'une instruction judiciaire. Certains sont arrêtés pour avoir autorisé des opérations des plus courantes, comme le cas de Moncef Akremi, directeur de la Direction des grandes entreprises au sein du ministère. D'autres sont arrêtés pour avoir autorisé des crédits à des entreprises et se doivent de justifier, de derrière les barreaux, le bien-fondé de leur décision. C'est le cas d'un ancien DG de la BNA qui bénéficiait, avant son départ à la retraite puis son arrestation, d'une excellente réputation auprès de ses pairs et de son personnel. Son successeur a été limogé, sans ménagement, du jour au lendemain sans explication aucune. D'après nos informations, le président de la République n'aurait pas apprécié qu'il ait consacré un gros budget pour le changement de l'identité visuelle de la banque. Universitaire qu'il est, Kaïs Saïed ne comprend pas qu'on puisse mettre autant d'argent pour le changement d'un simple logo. En tout état de cause, ces anciens dirigeants se sont trouvés dans l'obligation d'expliquer à des magistrats et des policiers, des détails techniques liés à l'exercice de leur profession. Il n'est pas évident que ces instructeurs comprennent bien ces détails techniques, maitrisés théoriquement par une poignée de gens. En attendant que ces magistrats comprennent ce qu'il en ressort vraiment, les dirigeants restent en prison. Cela ne touche pas que les dirigeants de banques, mais plusieurs cadres de ministères et d'entreprises publiques.
Cette situation a généré un climat de grosses tensions et un sentiment d'injustice dans l'administration. On n'arrive pas à comprendre comment on peut mettre en prison ou, au mieux, humilier de hauts cadres qui ont tant donné à leur département et au pays. On n'arrive pas à comprendre, non plus, ce qui leur est demandé précisément. Aux yeux des hauts fonctionnaires, leurs collègues poursuivis en justice sont des plus intègres et ont fait leur travail correctement. Qu'ils aient commis des fautes, cela peut s'entendre, mais cela ne veut en aucun cas dire qu'ils ne sont pas intègres. Ces tensions ont eu pour résultante que plus personne ne veut candidater ou accepter un poste de responsabilité et ceci concerne aussi bien l'administration des finances (et bien d'autres sans aucun doute) que les directions des banques publiques. On ajoute à cela que les rémunérations octroyées aux dirigeants de banques publiques sont bien inférieures à celles des banques privées. Alors qu'un DG de banque privée reçoit, fréquemment, plus de cent mille dinars de salaire net par mois, celui d'une banque publique dépasse rarement les 25 mille dinars. Le salaire parait faramineux comparé au SMIG (autour de 400 dinars), mais il est calculé sur le rendement du dirigeant et les objectifs atteints, fixés préalablement par son conseil d'administration. Comparées aux banques étrangères, les rémunérations des banquiers tunisiens, y compris les plus gros, sont bien dérisoires. Et si les dirigeants de banques reçoivent des rémunérations si confortables, c'est parce qu'ils réussissent à générer de gros profits à leurs institutions, grâce à leur propre technicité et management. Dans le milieu financier, tout se paie et il est tout à fait normal de payer des centaines de milliers de dinars de rémunération à quelqu'un qui vous génère des centaines de millions de dinars de bénéfices. Cette technicité pointue ne court pas les rues, évidemment et c'est pour ça que les actionnaires des banques sont toujours à la recherche des perles rares. Le débauchage dans le milieu est courant et on ne compte plus le nombre de cadres de banques publiques partis vers le privé, voire vers l'international où l'on peut aisément décupler ses revenus.
Sihem Nemisa en est là. Elle cherche la perle rare, intègre compétente et expérimentée, à qui elle va proposer un salaire bien inférieur à celui de la concurrence et des perspectives d'avenir des plus sombres. Le futur DG peut être limogé à tout moment pour n'importe quelle décision, aussi juste soit-elle, et peut même être poursuivi en justice et injustement jeté en prison. Son travail ne sera pas contrôlé par les seuls actionnaires et le conseil d'administration comme partout dans le monde, il devra s'attendre à rendre des comptes à des magistrats, pas nécessairement compétents, mais aussi à un président qui ne comprend rien aux finances et à des pages Facebook proches du pouvoir qui critiquent, jugent et injurient à longueur de journées en toute impunité. Une personne normalement constituée n'accepterait pas de telles conditions, que dire alors si cette personne est une perle rare, courtisée par les meilleurs chasseurs de tête du pays. Kaïs Saïed peut ordonner, Sihem Nemsia peut chercher, ils ne trouveront pas de sitôt la perle rare. Les gens tiennent trop à leur liberté, leur dignité et leur réputation pour accepter de travailler sous un régime qui pense que l'autoritarisme et la prison sont les clés de tout.