Un mandat de dépôt a été émis jeudi 1er août contre Sihem Ben Sedrine, ancienne présidente de l'Instance Vérité et Dignité (IVD). Preuves à l'appui, elle est accusée d'avoir falsifié le rapport final de l'instance. Un rapport qu'elle a rédigé toute seule sans l'aval des autres membres de l'instance avec trois versions différentes. Une première version remise au président de la République, une deuxième version remise au parlement et à la présidence du gouvernement et une troisième version publiée sur le site de l'instance et au Journal officiel. Il s'appelle Al Capone et il est un des plus célèbres gangsters américains du début du XXe siècle. Il a fait fortune dans le trafic d'alcool de contrebande durant la prohibition, a contribué largement dans l'émergence du crime organisé aux Etats-Unis et est soupçonné de multiples assassinats. Paradoxalement, c'est le département du Trésor américain qui a eu sa peau pour une simple fraude fiscale. Comme Al Capone, Sihem Ben Sedrine n'est pas tombée pour ses multiples casseroles tant dénoncées par ses pairs de l'IVD et la presse, mais pour son dernier acte, celui de la falsification du rapport final de l'Instance. Le rapport en question a été soumis fin 2018 aux autres membres de l'instance. Comme l'exige la loi, il devait être validé par la majorité des membres. Passé au vote, le rapport n'a pas obtenu la majorité requise. Cela n'a pas empêché pour autant Sihem Ben Sedrine d'en remettre une copie au président de la République, le 31 décembre 2018. Non satisfaite du rapport remis à la présidence de la République, Mme Ben Sedrine a modifié le contenu et élaboré une deuxième version qu'elle a remis plus tard aux services de la présidence du gouvernement et de l'assemblée nationale. Sauf que cette deuxième version, non plus, ne l'a pas satisfaite. Elle a élaboré une troisième version et c'est cette dernière qui a été finalement diffusée sur le site web de l'instance et le Journal officiel. « À ce stade, il s'agit de deux crimes dument établis, analyse pour Business News un avocat spécialisé. L'acte de remettre officiellement un rapport à la présidence de la République, la présidence du gouvernement ou l'assemblée est un acte officiel. En aucun cas, ce rapport ne doit être différent de celui publié sur le site web ou sur le journal officiel. À la limite, elle peut diffuser publiquement une synthèse, mais cette synthèse doit être conforme, sur le fond, au rapport original et, aucunement, différente. Sihem Ben Sedrine a modifié une première fois puis une seconde fois le rapport, ce qui est un crime et a diffusé le rapport sans l'approbation de la majorité des membres de l'instance, agissant comme si l'IVD était une propriété personnelle ».
Les différences entre les rapports remis à la présidence de la République et ceux diffusés publiquement ont trait au dossier de la Banque franco-tunisienne (BFT). Un dossier épineux et fort complexe qui remonte à la fin des années 1970, début des années 1980 et oppose l'Etat tunisien à un actionnaire de la BFT, Abdelmajid Bouden. Ce dernier estime avoir été lésé par l'Etat tunisien et réclame des dédommagements de l'ordre de 37 milliards de dinars. Des décennies de recours devant des tribunaux internationaux et des instances d'arbitrage internationaux ont donné raison à M. Bouden. Dans l'une des dernières décisions du Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (Cirdi, instance d'arbitrage) on évoque un milliard de dinars de dédommagement. Bien que très complexe et bien que les procédures d'arbitrage étaient encore en cours, Sihem Ben Sedrine s'est emparée de l'affaire et a donné sa propre décision. Elle a auditionné Abdelmajid Bouden et lui a donné gain de cause et ce sans écouter les représentants de l'Etat. Dans le rapport final publié au Jort, elle a estimé que M. Bouden mérite un dédommagement de l'Etat de trois milliards de dinars. Le « jugement » de Mme Ben Sedrine s'appuie notamment sur un accord à l'amiable signé en 2012 entre M. Bouden et l'Etat. L'Etat représenté par le ministère des Domaines de l'Etat que dirigeait, à cette époque, le sulfureux islamiste Salim Ben Hamidène. Ce dernier s'est rétracté plus tard pour dire que c'est l'un de ses subordonnés, non mandaté, qui l'aurait signé. Il ne voulait assumer aucune responsabilité en dépit de son statut de ministre.
Quoi qu'il en soit, Sihem Ben Sedrine n'a pas inclus toute cette partie relative à la BFT dans le rapport de l'IVD remis aux trois présidences. La partie BFT ne figure que dans le rapport publié sur le web et sur le Jort publié en juin 2020. En lisant le rapport devenu public, Salim Ben Hamidène a pris conscience de la gravité de la chose et qu'il a été impliqué dans une affaire où l'Etat va devoir dédommager des milliards de dinars à Abdelmajid Bouden. Il a crié au scandale et a accusé Sihem Ben Sedrine de falsification la traitant, entre autres, de hibou. C'était en 2020 et il a multiplié à l'époque les accusations de falsification aussi bien sur sa page Facebook que dans des médias de la place. Paradoxalement, en 2024 au lendemain de l'arrestation de la dame, il lui a fait part de son total soutien et ce dans une publication sur sa page Facebook, vendredi 2 août 2024. Fort de cette publication dans le Journal officiel tunisien et de ce soutien du couple Ben Sedrine-Ben Hamidène, Abdelmajid Bouden a présenté la chose comme un aveu officiel de l'Etat de sa responsabilité et a naturellement mis en exergue les trois milliards de dinars mentionnés dans le rapport de l'IVD tel que publié dans le Jort. Il a ainsi a pu obtenir gain de cause devant le Cirdi. Les médias ont bien relayé le scandale dans le détail, mais cela n'a pas fait bouger le parquet pour autant.
Il a fallu qu'une membre de l'IVD, Ibtihel Abdellatif, saisisse la justice et la présidence du gouvernement, dirigé alors par Elyes Fakhfakh, pour que l'on ouvre une instruction judiciaire. Ainsi, le 29 mai 2020, elle a adressé à M. Fakhfakh une lettre (fac similé en bas de cet article) par huissier de justice dans laquelle elle mentionne quatre points, espérant par là qu'il interdise sa publication dans le journal officiel et préserve la crédibilité de l'Etat. 1/ Le rapport final n'a pas été approuvé par la majorité des membres de l'instance, ce qui le rend caduc juridiquement. 2/ Le rapport est falsifié et la preuve est que le rapport soumis aux membres de l'IVD et remis à la présidence de la République est différent de celui remis à la présidence du gouvernement et à l'assemblée. Une troisième version du rapport a été publiée sur le site web de l'instance. 3/ Le rapport que veut publier Sihem Ben Sedrine dans le Jort va nuire aux intérêts de l'Etat tunisien, puisqu'elle a pris pour de l'argent comptant le témoignage de Abdelmajid Bouden, ce qui va appuyer ce dernier dans le conflit pour évaluer ses dommages et intérêts. Elle invite le chef du gouvernement à prendre attache avec le représentant du contentieux de l'Etat et l'avocat représentant la Tunisie. Mme Abdellatif souligne que le rapport contient plusieurs parties où il y a un conflit d'intérêts et suspicion de corruption. Elle prend, par ailleurs, pour témoin le rapport de la cour des comptes qui mentionne l'existence de conflits d'intérêt dans le travail de l'IVD susceptibles d'être des actes de corruption. 4/ Une grande partie du rapport publié n'a pas été rédigée par des membres de l'IVD, comme l'affirme Sihem Ben Sedrine, mais par des parties étrangères au conseil de l'instance. Personne ne connait les intentions de ces parties, ni leurs objectifs avec les bombes et les mines qu'ils ont placées dans le rapport.
Face à ces lourdes accusations, Sihem Ben Sedrine a joué la carte de la victimisation en lançant des justifications à tout va. Ibtihel Abdellatif ? Une jalouse et opportuniste qui se serait jetée entre les bras du nouveau pouvoir. La justice ? Elle est aux ordres. Le juge qui l'a interdite de voyage en mars 2023 ? Il a été promu juste après. Le juge qui l'a interdite de voyage en février 2024 ? Il a été muté. Le juge qui l'a assignée à résidence en mars 2024 ? Il n'aurait même pas lu le dossier et a été promu. À entendre Mme Ben Sedrine, si on la cible, c'est parce qu'elle s'est opposée à l'ancien régime. « On ne pardonne pas à l'IVD d'avoir traduit 1426 accusés devant les juridictions transitionnelles et ce après avoir commis des crimes contre des citoyens en utilisant l'appareil de l'Etat ». Quoiqu'elle dise, les preuves présentées par Mme Abdellatif sont irréfutables dans le dossier de la falsification. Il s'agit là d'une seule des multiples affaires qui l'attendent. D'après nos informations, Mme Ben Sedrine est poursuivie dans six affaires, toutes liées à sa gestion de l'IVD. Elle est officiellement inculpée de « s'être procuré des avantages injustifiés », « causé des préjudices à l'Etat » et « falsification », en vertu des articles 96, 98, 172, 175, 176, 177 du code pénal.
Après son arrestation, il y a eu plein de voix qui ont applaudi la décision du juge d'émettre un mandat de dépôt signant par-là la fin d'un long parcours chaotique de la dame. Il y a quand-même eu quelques voix pour la défendre la présentant comme militante et énième victime de la justice aux ordres de Kaïs Saïed. Il est vrai que le timing de son arrestation coïncide avec plusieurs arrestations abusives de personnalités politiques. Sauf que voilà, ses affaires datent de bien avant que Kaïs Saïed arrive au pouvoir. Ses casseroles ne se limitent pas à la falsification, il y en a d'autres bien plus bruyantes toutes restées impunies. Finalement, il a suffi d'une seule erreur, celle d'avoir rédigé trois rapports différents, et c'est cette erreur qui l'a faite tomber. Eliot Ness aime ça.