À Kasserine, le parquet (hiérarchiquement dépendant du pouvoir exécutif) a arrêté un employé de la Sonede (société détenant le monopole de la distribution de l'eau) pour soupçons de coupure d'eau dans la région. Il a été accusé de "formation d'une alliance pour attaquer des personnes et des biens" et d'"offense contre le chef de l'Etat". À Kasserine toujours, le même parquet (toujours dépendant hiérarchiquement du pouvoir exécutif) a arrêté un employé de la Steg (société détenant le monopole de la distribution de l'électricité) pour soupçons de coupure d'électricité. Il a été accusé de "formation d'une alliance pour attaquer des personnes et des biens". À l'Ariana, un ingénieur à la retraite de la Sonede a été arrêté pour avoir délibérément apporté en secret des modifications aux canalisations d'eau de l'entreprise et a détourné l'eau de celles-ci pour irriguer sa ferme, qui s'étend sur trois hectares. Selon les estimations, sa consommation d'eau a atteint 10.000 m3 par mois pendant plus de sept ans. À Bizerte, quatre individus ont été arrêtés pour soustraction frauduleuse d'eau depuis une installation hydraulique publique. L'une des quatre personnes arrêtées est le président d'une association chargée de la gestion de l'eau.
Toutes ces arrestations viennent après les multiples accusations formulées par le président de la République, et candidat à sa propre succession, qu'il y a des lobbys et des mafias travaillant pour couper l'eau. Le ministre de l'Agriculture a beau dire que les coupures viennent suite à la rareté de l'eau et au niveau, dramatiquement bas, des barrages, cela ne convainc nullement le président de la République. Le ministère de l'Agriculture publie quotidiennement les niveaux de l'ensemble des barrages et nous donne une idée exacte de la situation. Ces chiffres n'intéressent visiblement pas le chef de l'Etat. Le chef du gouvernement a, lui aussi, parlé dans une vidéo des changements climatiques et de la nécessité de réviser le code de l'eau, contredisant ainsi les propos du président de la République. Il a été limogé le jour même. Droit dans ses bottes et contre le bon sens, le chef de l'Etat continue à dire que ces coupures sont anormales et qu'il existe un complot pour assoiffer les Tunisiens.
Comme par hasard, juste après les récentes déclarations présidentielles, les parquets des différents tribunaux tunisiens ont commencé à arrêter des individus qui traficotent les réseaux d'eau et d'électricité. C'est maintenant, et uniquement maintenant, que les autorités judiciaires se sont rendues compte de trafics dont certains remontent à plusieurs années. Qu'il y ait des personnes qui trafiquent les compteurs ou les conduites d'eau, cela s'est toujours vu partout dans le monde, depuis la nuit des temps. La pratique est courante, c'est un fait divers qui ne mérite aucune médiatisation. Si soudainement les parquets s'en saisissent, et que les médias relaient ces arrestations avec beaucoup de bruit, c'est qu'il y a une volonté, non dite, de donner corps aux propos présidentiels. Si le président parle de complot, c'est qu'il y en a un forcément et les parquets s'attellent à le démontrer. Que le ministère de l'Agriculture parle de barrages à sec et communique les niveaux de remplissage quotidiennement, cela n'intéresse personne. Ni les parquets, ni les médias. Ce qui intéresse les parquets et les médias, ce sont les quelques énergumènes, ici et là, qui ont traficoté des canalisations. Les uns parlent de barrages à sec, de pluviométrie et de réchauffement climatique et l'autre parle de complot et de conspiration.
En communiquant sur des arrestations de trafiquants du dimanche, les parquets et les médias confirment les déclarations conspirationnistes du président de la République. Normalement, les arrestations auraient dû être effectuées avant les propos présidentiels et c'est à la lumière de ces arrestations que le président découvre le complot. Chez nous, c'est l'inverse. Le président parle de complot, ne donne aucun détail ou preuve quant à ce complot et ce sont les parquets qui, ultérieurement, cherchent de petits malfrats dont les actes coïncident avec les propos présidentiels. On a eu droit à la même pièce de théâtre quand le président a parlé de spéculateurs s'agissant du pain. Idem quand il s'agissait du fer. Pareillement quand le sucre et le café ont manqué dans le commerce. Le président se gratte la tête, identifie un produit en pénurie, imagine un complot, désigne des coupables sans visages et lance les autorités à leur poursuite. Juste après, on apprend l'arrestation ou la verbalisation d'inconnus, d'innocents ou, au mieux, de petits trafiquants. Des autorités qui font tout pour donner corps aux propos présidentiels. Le stratagème a marché pendant des années, quasiment avec tous les départements, sauf celui de l'agriculture qui a expliqué clairement la nature du problème et la manière de le résoudre.
Maintenant que le président a parlé de complot et que les parquets ont arrêté les soi-disant complotistes, la question primordiale qui intéresse tous les Tunisiens est de savoir si l'eau a été rétablie. L'eau a-t-elle été rétablie ? Que nenni ! À quoi ont servi donc les arrestations des trafiquants du dimanche et les gesticulations présidentielles horrifiées ? La réponse est évidente, elles ont servi à faire du populisme. En parlant de complot à l'origine des coupures d'eau, Kaïs Saïed a dit aux citoyens qu'il est à leur écoute, mais qu'il existe des méchants ennemis qui travaillent, jour et nuit, à envenimer leur quotidien. Avec les arrestations succédant à ses propos, il montre qu'il est en train de réussir sa guerre contre les méchants. Une guerre de libération nationale, comme il dit. Peu importe maintenant que l'eau a été rétablie ou pas, les citoyens savent que le président travaille à la rétablir et qu'il a commencé à arrêter les méchants. C'est juste une question de temps et ils vont avoir droit, eux aussi, à l'eau courante.
La vérité est pourtant bien différente de celle présentée par le président de la République, ses théories conspirationnistes et les arrestations risibles de citoyens trafiquant un compteur et détournant une canalisation. Comme l'a dit le ministre de l'Agriculture, comme l'a dit le chef du gouvernement limogé et comme le démontrent les chiffres du ministère de l'Agriculture (établis par nos meilleurs ingénieurs) la Tunisie manque d'eau à cause de la sécheresse, à cause des déperditions dramatiques et à cause de la vétusté de nos barrages et de nos canalisations. La bonne question qu'aurait dû poser le président de la République n'est pas « qui a coupé l'eau », mais plutôt « comment rétablir l'eau ». Le président populiste désigne des coupables sans visage. Des inconnus. L'homme d'Etat, lui, te dit on va rétablir l'eau et voici comment. Au lieu de courir derrière de pauvres gens et de petits magouilleurs, il fallait trouver des solutions concrètes pour remplir nos barrages et faire face au stress hydrique. In fine, le vrai coupable n'est pas celui qui a coupé l'eau, mais celui qui n'a pas su rétablir l'eau.