La nouvelle loi sur les chèques entrera en vigueur le 1er février 2025. Les banques ont suspendu l'émission de nouveaux chéquiers, les commerçants n'acceptent plus les chèques et subissent la baisse de leur chiffre d'affaires, et les clients ne savent plus comment faire pour acheter des produits nécessaires qu'ils ne peuvent acheter qu'à crédit. Une députée proche du régime tire la sonnette d'alarme, ce qui pourrait présager un report de la date d'entrée en vigueur de la loi. « Ils allument le feu et s'étonnent de la fumée ». Ce proverbe tunisien sied parfaitement à la députée Syrine Mrabet qui, le 14 janvier 2025, a tiré la sonnette d'alarme à propos de la nouvelle loi sur les chèques devant entrer en vigueur dans quinze jours exactement. « Le pays s'est arrêté ! », a-t-elle lancé dans un message adressé au président de la République, Kaïs Saïed, précisant que cette nouvelle loi ne permettrait pas d'aider les détenus pour infractions relatives aux chèques. « Les petites entreprises, les entrepreneurs et les commerçants ne peuvent pas travailler, car les chèques ne sont plus acceptés ! », s'alarme-t-elle. Pourtant, ce sont bien les pairs de Mme Mrabet qui ont adopté cette loi le 30 juillet dernier, avec 127 voix pour, une voix contre et deux abstentions. Une loi votée contre l'avis de la majorité des experts économiques, voire même l'avis des ministres de la Justice et des Finances. Plusieurs médias, dont Business News, ont souligné les dangers de cette loi pour l'économie nationale et ses incidences néfastes sur la croissance. Cinq mois après, les dégâts sont déjà visibles, alors que la loi n'est même pas encore entrée en vigueur.
Les escrocs montent au créneau Cette nouvelle loi est le fruit d'une vaste campagne sur les réseaux sociaux lancée par des comptes se présentant comme proches du président de la République et appelant à la dépénalisation des chèques sans provision. Au cours de cette campagne, de nombreux mensonges ont été proférés, notamment l'affirmation selon laquelle la Tunisie serait le seul pays au monde à pénaliser les chèques. Ceci est totalement faux ; la majorité des pays développés pénalisent le chèque sans provision et assimilent son émetteur à un escroc. Il a également été affirmé qu'il y a des milliers de personnes en prison à cause des chèques sans provision. Le nombre de personnes emprisonnées pour ce motif ne dépasse pas quelques centaines, comme l'a précisé Leïla Jaffel, ministre de la Justice. On a aussi dit que l'émetteur de chèque sans provision était immédiatement jeté en prison. Faux, car le système bancaire et judiciaire offre un délai très large à ceux qui ont commis une erreur pour régulariser leur situation. Entre le moment de l'émission du chèque et l'incarcération, il s'écoule généralement plus de deux ans. Il suffit que le titulaire du chèque règle la somme due durant cette période pour que les poursuites s'arrêtent. La campagne a trouvé un écho auprès de Kaïs Saïed qui a ordonné la révision de l'ancienne loi et a insisté à plusieurs reprises pour accélérer les procédures, y compris au parlement.
La ministre a bien essayé de ménager la chèvre et le chou Pour rendre à César ce qui lui appartient, Mme Jaffel a présenté une première mouture qui vise à ménager la chèvre et le chou. Ce projet de loi vise à préserver les intérêts des commerçants trompés par des chèques en bois ainsi que ceux des émetteurs qui ont commis l'erreur de les présenter. C'était toutefois sans compter sur l'acharnement des pages dites proches du président, qui ont dénoncé le projet de la ministre et appelé à le réviser. Kaïs Saïed a cédé à leurs requêtes et a répondu favorablement à leurs demandes. Le premier projet a été retiré alors qu'il était déjà en discussion au Parlement pour être remplacé par un autre. Escrocs et pages prétendument proches du président crient victoire. Le 30 juillet, la loi est votée, plongeant immédiatement le pays dans l'expectative. Personne n'est prêt : ni les banques, ni la Banque centrale, ni les commerçants. Cinq mois et demi plus tard, la situation n'a pas évolué. À J-15, la marche à suivre face aux nouvelles mesures n'est toujours pas connue.
Les impacts immédiats pour l'économie et les banques Concrètement, le pays est à l'arrêt, comme l'ont signalé la députée Mrabet et, bien avant elle, les médias et les experts. Les citoyens sont les premières victimes. Les banques leur refusent désormais de nouveaux chéquiers, ce qui signifie qu'ils se retrouvent privés d'un moyen de paiement pratique qu'ils utilisent depuis des décennies. Ils peuvent naturellement le remplacer par une carte de crédit, mais celles-ci sont plafonnées. L'ordre de virement n'a pas cours dans leur culture et l'ordre de virement numérique, via l'application sur les téléphones portables, oscille entre cinq et dix mille dinars selon les banques. En tout état de cause, ces moyens de paiement exigent une disponibilité de solde en banque et n'offrent pas la facilité du chèque, puisque ce dernier sert de moyen de garantie pour les paiements par facilités. Les commerçants sont les deuxièmes victimes. Comme l'émission d'un chèque sans provision n'est plus pénalisée, ils ne font plus confiance à leurs clients. Leur refus de paiement par chèque signifie qu'ils ne peuvent plus vendre par facilités et exigent désormais un paiement en espèces. Comme ceux qui paient en espèces sont rares, ils observent actuellement une baisse de leurs chiffres d'affaires. Ils espèrent que les soldes, qui commencent aujourd'hui, fassent bouger un peu la situation, mais ils ne se font pas d'illusions. L'essentiel de leur chiffre d'affaires provenait des paiements par facilité. Les banques sont les troisièmes victimes de cette situation. Ces dernières n'ont pas été consultées lors de l'élaboration de la nouvelle loi et se retrouvent, du jour au lendemain, obligées de trouver des alternatives de paiement pour leurs clients. Certaines d'entre elles, comme l'Amen Bank, proposent des cartes de crédit spéciales pour assurer le paiement par facilités, mais cela suppose qu'elles accordent des crédits à des clients pas forcément solvables. La majorité des banques ne sont cependant pas prêtes et, à J-15, elles n'ont toujours rien communiqué sur de nouvelles solutions.
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Raouf Ben Hédi
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