Malgré un arrêt clair de la Cour de cassation annulant les poursuites engagées sur la base du décret 54, la justice tunisienne persiste à poursuivre Sonia Dahmani. Une décision inédite, prise par la chambre d'accusation, qui s'inscrit en contradiction directe avec la plus haute juridiction du pays et en décalage troublant avec les travaux parlementaires visant à réviser ce texte liberticide. Le cas de Sonia Dahmani illustre à lui seul la soumission de la justice aux volontés du régime. Le 3 février 2025, la Cour de cassation rendait un arrêt historique, considéré comme une avancée décisive pour la liberté d'expression en Tunisie. Elle y rappelait que le décret 54, dans son article 24, ne peut en aucun cas être appliqué à des opinions exprimées par des journalistes, avocats ou acteurs publics dans les médias. Une précision jurisprudentielle majeure, saluée par les avocats, les défenseurs des droits et une grande partie de la classe politique. Selon la Cour, ce décret ne concerne que les usages abusifs des technologies de l'information et ne saurait servir d'outil de répression contre les opinions. Ce revirement salutaire venait casser une jurisprudence utilisée massivement depuis 2022 pour museler les voix critiques du régime, dont celles de Mourad Zeghidi, Mohamed Boughalleb, Borhen Bssais, Abir Moussi et bien sûr Sonia Dahmani. « Cette décision supprimera toute utilisation future de l'article 24 du tristement célèbre décret 54 », s'était félicité Hichem Ajbouni du parti Attayar. Me Saïda Garrach avait parlé d'un « arrêt de principe brodé comme de la dentelle ».
Une justice à deux vitesses : quand la chambre d'accusation défie la cassation Contre toute attente, la chambre d'accusation près la Cour d'appel de Tunis a décidé le 10 avril 2025 de passer outre cette décision de la Cour de cassation. Elle a confirmé la qualification criminelle des faits reprochés à Sonia Dahmani et ordonné le renvoi devant la chambre criminelle. Autrement dit, la justice tunisienne rejette l'arrêt de sa plus haute juridiction, une situation inédite dans les annales judiciaires du pays, voire du monde. Ce refus de se conformer à la cassation confirme le dysfonctionnement systémique et la politisation avancée de la justice. Me Ahmed Souab, ancien magistrat et spécialiste du droit constitutionnel, évoque une cassation fondée sur des piliers classiques : violation de la loi, excès de pouvoir et mauvaise motivation. Il déplore néanmoins le renvoi, qu'il considère juridiquement discutable : « La seule violation de la loi suffisait. Ce renvoi maintient une forme d'incertitude. »
Une chambre d'accusation zélée… pendant que le Parlement révise le décret L'absurdité judiciaire atteint son comble quand on observe que le même jour, 10 avril 2025, le Parlement relançait l'examen de la proposition de révision du décret 54. Déposée en février 2024, soutenue par 57 députés, cette proposition avait été gelée plusieurs fois, malgré les procédures d'urgence constitutionnelles. Le décret 54 est donc en voie de révision, déclaré inapplicable par la Cour de cassation, et pourtant toujours appliqué par la chambre d'accusation — au moment même où ses fondements sont contestés de toutes parts. Cette situation ubuesque révèle un double déni institutionnel : l'exécutif ignore la voix du législatif, et le judiciaire ignore la voix de sa propre instance suprême. Sonia Dahmani en paie le prix.
Sonia Dahmani, cible privilégiée d'un régime qui ne supporte pas la contradiction Si l'acharnement judiciaire contre Me Dahmani surprend par sa ténacité, il ne surprend pas par sa logique. L'avocate, chroniqueuse et militante, est depuis des années l'un des rares visages féminins qui ne transige jamais avec le pouvoir, quel qu'il soit. Hier, elle dénonçait les dérives islamistes sous Marzouki ; aujourd'hui, elle combat la dérive autoritaire de Kaïs Saïed. Chaque semaine, sur IFM et Carthage +, elle s'illustre par des interventions incisives, souvent à contre-courant. Sa dernière phrase — « De quel pays extraordinaire parle-t-on ? Celui que la moitié des jeunes veulent quitter ? » — a suffi à déclencher une campagne de harcèlement en ligne, suivie d'une nouvelle convocation judiciaire pour atteinte à la réputation de l'Etat, sur la base du même article 24 du décret 54.
Harcèlement psychologique et isolement : l'autre volet de la répression Sonia Dahmani n'est pas simplement poursuivie. Elle est isolée, harcelée, méthodiquement étouffée. Dans un message poignant, sa sœur Ramla Dahmani Accent révèle que seulement cinq lettres ont été remises à Sonia en un an, sur les centaines envoyées par ses soutiens. L'objectif est clair : lui faire croire qu'elle est seule, oubliée, pour briser son mental. Cette stratégie d'humiliation silencieuse, de désocialisation en cellule, s'ajoute à la machine judiciaire, créant une oppression à plusieurs niveaux, d'autant plus violente qu'elle cible une femme libre.
Une popularité qui dérange, une résistance qui agace Mais malgré l'acharnement, Sonia Dahmani n'est pas seule. Des milliers de messages affluent chaque semaine. Des figures politiques comme Nabil Hajji, ou des influenceurs comme Mehrez Belhassen, multiplient les appels à la soutenir. Des citoyens ordinaires reprennent même des chants de stades pour exprimer leur ras-le-bol d'un pays qui fait taire les meilleurs au lieu de les écouter. À l'opposé, le régime de Kaïs Saïed s'appuie sur des figures médiatiques ternes, sans crédibilité ni envergure, comme Néjib Dziri ou Atef Ben Hassine. Le contraste entre les deux camps saute aux yeux : la vulgarité contre la compétence, la soumission contre la liberté, le néant contre la parole.
Quand la justice abdique, la parole devient un acte de résistance Le cas Sonia Dahmani révèle une faille béante dans l'édifice judiciaire tunisien. Ce n'est plus un simple dysfonctionnement, mais une logique assumée de persécution politique sous couvert de droit. Une logique qui ignore les décisions de la Cour de cassation, piétine la volonté du Parlement et traque les esprits libres dans l'espace médiatique. Mais dans cette noirceur, subsiste une lumière : la dignité de Sonia Dahmani, celle d'une femme debout dans une cellule, qui dérange parce qu'elle pense. Et qui, de sa prison, révèle au grand jour une justice enchaînée.