Ils s'appelaient Abdelkader Dh'hibi, Youssef Ghanmi et Hammouda Messâadi. Ils avaient entre 18 et 19 ans. Ils ne connaîtront jamais la joie de décrocher leur baccalauréat, de rêver à une carrière, de construire la vie à laquelle ils aspiraient. Leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis et proches, se sont couchés, hier soir, avec la morsure d'une perte brutale, insoutenable. Ils ont été broyés par une école censée les protéger. Une colère à la hauteur de la douleur Le choc a traversé le pays comme une déflagration. Dans les rues, sur les réseaux sociaux, la douleur s'est muée en colère : pneus brûlés, établissements en grève, slogans criés et partagés — « Les enfants sont morts à l'école… », « Sa mère était rassurée de le savoir en classe pendant qu'un mur l'écrasait… ». Des phrases déchirantes, une onde de choc nationale, brisée par le mur du silence des autorités.
Un pouvoir absent, une réaction glaciale Hier, un pays tout entier retenait son souffle, suspendu à la page Facebook de Carthage. On attendait un mot, un geste, une parole présidentielle pour pleurer le drame de Mezzouna. Mais le pouvoir avait la tête ailleurs. Ce n'est qu'à deux heures du matin qu'un communiqué a été publié. Froid, clinique, distant. Le président y évoque un « mauvais sort », promet des « sanctions » et conclut, sans frémir, qu'il faut une « révolution des mentalités ». Comme si l'on pouvait enterrer trois vies avec des formules toutes faites et toujours aussi déconnectées de la réalité. À l'heure où ces lignes sont écrites, aucune réaction officielle du ministère de l'Education. Pas un mot. Pas un déplacement. Aucun responsable n'a pris la peine de présenter ses condoléances aux familles, d'affronter leur douleur, de regarder en face les conséquences de leur négligence. Ces enfants sont morts à l'école. Non pas à cause d'une fatalité, mais à cause de l'effondrement littéral — et symbolique — d'un système. L'école n'est plus un espoir d'ascension sociale. C'est devenu un lieu où l'on espère simplement que nos enfants rentrent vivants. Cette chance, Abdelkader, Youssef et Hammouda ne l'ont pas eue. Paix à leurs âmes. Mais ce qui est peut-être encore plus insupportable, plus amer que la tragédie elle-même, c'est cette certitude glaçante : rien ne changera. Une série de drames trop familiers Le drame de Mezzouna n'est pas une exception. Il est la conséquence logique d'un pays où l'on meurt de murs qui s'effondrent, de fenêtres qui cèdent, d'ascenseurs jamais réparés. En septembre 2024, à Sfax, un homme est mort à cause de l'effondrement d'un mur d'un bâtiment abandonné. En novembre 2024, un élève de quatorze ans a été éjecté d'un bus scolaire bondé, par une fenêtre cassée. En 2023, des plafonds se sont effondrés dans des écoles à Sidi Bouzid, Monastir et Tozeur. En décembre 2020, Badreddine Aloui, jeune médecin de 26 ans, est mort dans l'hôpital où il travaillait, après une chute de cinq étages, faute d'un ascenseur en état de marche. En 2019, à Jendouba, Maha Gadhghadhi, alors âgée de douze ans, a été emportée par les eaux alors qu'elle traversait l'oued pour se rendre à l'école. En 2019 aussi, douze bébés sont morts au service de néonatalogie de l'hôpital Wassila-Bourguiba à Tunis. Depuis, l'infrastructure des écoles a-t-elle été améliorée ? Celle des hôpitaux est-elle désormais aux normes ? Qu'en est-il de toutes ces écoles délabrées et inaccessibles, dans lesquelles des milliers d'enfants sont scolarisés un peu partout dans le pays ? L'Etat regarde ailleurs Et pendant ce temps, l'Etat est préoccupé… par les murs de Facebook, comme l'a si cruellement résumé un internaute, en référence aux poursuites engagées contre les utilisateurs de réseaux sociaux. Pendant que l'on traque des statuts, les murs des écoles, eux, s'écroulent. Et tuent. On a vu le pouvoir s'enflammer pour bien moins que cela. Au moindre soupçon de complot, le chef de l'Etat est monté au créneau, a convoqué l'arsenal des discours et des limogeages. Combien de hauts responsables ont été congédiés, accusés de défaillances, de trahison, de complaisance — parfois sans preuves, souvent sans procès — depuis 2011 ? Combien de fois a-t-on entendu des diatribes enflammées contre de supposés conspirateurs tapis dans l'ombre ? Et voilà qu'un drame national, un manquement d'une gravité indiscutable, un échec institutionnel criant, passe dans le plus glacial des silences. Pas un mot plus haut que l'autre. Pas une colère, pas un blâme. Mais, il serait trop facile de tout imputer au manque de ressources de l'Etat. Car ce qui tue, ce n'est pas seulement la pauvreté, c'est l'indifférence. Ce sont les appels d'offres bâclés, les chantiers inachevés, la maintenance jamais assurée, les responsabilités diluées dans la bureaucratie. Ce sont aussi les marchés attribués sans contrôle, les inspections fictives, les rapports ignorés. Il y a, derrière chaque mur effondré, toute une chaîne humaine de renoncements, de négligences et parfois de compromissions. L'effondrement est collectif — il commence bien avant que les briques ne tombent. Ce pouvoir n'a pas besoin de comploteurs pour saboter ses propres efforts. Il s'en charge très bien tout seul...