Le XXIe siècle ne se distingue pas seulement par son numéro d'ordre. Il marque une rupture épistémologique profonde. Ce n'est plus un siècle de continuité, mais de complexité. Il n'obéit plus à la linéarité des modèles classiques : il exige des savoirs hybrides, des politiques ouvertes, des systèmes résilients. C'est une époque où tout est interconnecté : la nature et le politique, le local et le global, la mémoire et l'innovation. Ce n'est pas un siècle de certitudes, mais un temps qui impose la cohabitation des incertitudes. Pourtant, un quart de ce siècle est déjà derrière nous, et la Tunisie semble le regarder de loin. Elle l'observe sans l'habiter. Elle le subit sans s'y inscrire. Comme si le train de l'Histoire était passé sans s'arrêter. Ou plus précisément : comme si la gare était restée vide, fermée par un système politique qui continue à penser en termes d'ennemis, de boucs émissaires et de verticalité. Il ne s'agit pas ici d'une condamnation, encore moins d'un constat définitif. Il s'agit plutôt d'une interrogation à rebours des lectures officielles : la Tunisie s'est-elle mentalement préparée à ce siècle ? A-t-elle pris la mesure de ses bouleversements ? Et si elle a manqué ce rendez-vous, peut-elle encore le retrouver ?
Le malentendu populiste Le populisme n'est pas une invention tunisienne. Mais il a trouvé en Tunisie un terrain fertile, façonné par la déception post-révolutionnaire, la fatigue institutionnelle et l'érosion de la confiance dans le politique. Son moteur principal : la simplification. Un monde divisé entre bons citoyens et mauvais comploteurs, entre peuple pur et élites corrompues. Le discours déployé par le pouvoir actuel s'inscrit pleinement dans cette logique. Il désigne des ennemis intérieurs, criminalise l'opposition, réduit la vie politique à une scène judiciaire. Cette mécanique du soupçon perpétuel, qui fonctionne sans preuves mais avec efficacité, affaiblit le peu qu'il restait d'espace public. Car ce que le populisme tue, ce n'est pas tant l'adversaire : c'est le débat lui-même. La mécanique institutionnelle, de son côté, s'est figée. L'absence persistante de Cour constitutionnelle empêche toute forme d'arbitrage véritable. Le pouvoir exécutif concentre les prérogatives sans contre-pouvoir effectif. Le système judiciaire, déjà fragilisé, devient un instrument plus qu'une instance. La justice n'arbitre plus : elle exécute. Cette dynamique perpétue une forme de pensée politique que l'on pourrait qualifier d'anachronique. Alors que le XXIe siècle appelle à des formes de gouvernance plus horizontales, plus collaboratives, plus transparentes, le modèle tunisien s'enferme dans un « verticalisme » qui rappelle davantage les certitudes du siècle précédent que les questionnements féconds du présent.
Une économie désorientée Dans ce contexte politique tendu, l'économie tunisienne fonctionne sans cap. L'état de droit étant instable, les investisseurs se retirent, les projets s'enlisent, et les mécanismes de croissance deviennent inopérants. L'administration fiscale poursuit davantage qu'elle n'encourage. L'innovation reste confinée à des niches précaires. L'informel prospère là où l'Etat n'agit plus. Plutôt que de penser une transition écologique, une digitalisation stratégique ou une réforme de la formation professionnelle, le pays s'enfonce dans une rhétorique d'assainissement, de responsabilité morale, où l'entrepreneur devient suspect. Il ne s'agit plus de produire de la richesse, mais de la contrôler. Et cette obsession de la pureté étatique, en réalité, paralyse toute politique économique cohérente. Les défis du XXIe siècle exigent pourtant des réponses économiques innovantes. Comment gérer la raréfaction des ressources hydriques ? Comment anticiper les mutations du marché du travail face à l'intelligence artificielle ? Comment s'insérer dans les chaînes de valeur mondiales recomposées par les tensions géopolitiques ? Ces questions fondamentales semblent absentes du débat tunisien, comme si l'économie pouvait encore fonctionner selon les paramètres du siècle passé.
Une société sous anesthésie La société tunisienne ne réagit plus. Non par absence de conscience, mais par saturation. L'épuisement du cycle 2011-2019, les attentes non comblées, l'absence d'horizons partagés ont conduit à une forme d'indifférence organique. Le silence remplace la parole publique. L'exil devient horizon. Le cynisme se substitue à l'espérance. Mais ce silence est trompeur. Car il s'accumule. Et il forge une autre génération. Une génération qui n'a ni mythe de la République, ni nostalgie de la dictature, ni déception de la transition. Une génération qui ne demande pas un retour, mais une percée. En 2030, les enfants nés en 2011 auront vingt ans. Leur question ne sera pas : "que s'est-il passé ?" mais : "pourquoi avons-nous été tenus à l'écart ?". Cette date n'est pas anodine. Elle marque l'entrée dans une maturité historique. Elle sera probablement un seuil. Peut-être une rupture. Car on ne peut pas maintenir une société en déficit d'avenir sans en payer le prix symbolique et politique. Cette génération montante porte en elle une sensibilité différente. Elle est née avec les réseaux sociaux, elle pense en termes de connexions plus que de frontières, elle perçoit intuitivement les enjeux climatiques comme existentiels. Sa manière d'habiter le monde n'est pas celle de ses aînés. Elle pourrait bien être le vecteur d'une exigence nouvelle : celle d'une Tunisie pleinement inscrite dans les questionnements et les possibilités de son temps.
L'épreuve du monde Pendant ce temps, le monde avance. Non pas sans chaos, mais avec conscience. L'intelligence artificielle redéfinit les rapports à la production, à la connaissance, à la vérité. Le climat reconfigure les priorités, les géographies, les solidarités. Les paradigmes changent : les anciennes puissances se cherchent, les nouvelles s'imposent. La compétition se fait par la science, par la culture, par la connectivité. Et la Tunisie, dans ce grand déplacement, semble absente. Elle n'est ni dans l'écologie, ni dans l'intelligence artificielle, ni dans les nouvelles économies. Elle s'accroche à des modèles anciens, déjà périssables. Elle attend un monde qui n'existe plus. Elle s'adresse à des alliés stratégiques qui n'écoutent plus. Elle formule des discours dans une langue que le XXIe siècle ne parle pas. Cette absence sur la scène des grandes mutations contemporaines n'est pas sans conséquences. Elle condamne le pays à subir des transformations qu'il ne maîtrise pas, à importer des solutions plutôt qu'à les concevoir, à réagir plutôt qu'à anticiper. Dans un monde où l'initiative est devenue la première des ressources stratégiques, cette posture passive constitue un handicap majeur.
Une gare, un train, un doute Le train du XXIe siècle n'est pas une métaphore poétique. C'est une métaphore politique. Il passe une fois, rarement deux. Il appelle à une lucidité radicale, à une métamorphose institutionnelle, à une refondation de la pensée publique. Il exige de penser en termes d'ouverture, de complexité, de long terme. Rien n'est définitif. L'Histoire n'a pas encore tranché. Mais elle pose la question. Et cette question ne s'adresse pas au pouvoir seul. Elle vise l'ensemble des forces sociales, intellectuelles et culturelles du pays. La Tunisie peut encore répondre. Mais il faudra qu'elle cesse de regarder le siècle comme une spectatrice et qu'elle accepte enfin d'y entrer. Avec ses contradictions, ses douleurs, mais aussi avec ses possibilités complexes. Pour cela, il faudrait commencer par reconnaître le décalage. Admettre que la pensée politique dominante est en inadéquation avec les défis du temps. Accepter que les solutions d'hier ne peuvent répondre aux problèmes d'aujourd'hui. S'ouvrir à l'idée que la complexité n'est pas un obstacle à contourner, mais une réalité à embrasser. Il faudrait aussi redonner à la jeunesse non seulement une place, mais une voix. Celle qui naît aujourd'hui porte en elle une sensibilité nouvelle, plus adaptée peut-être aux exigences du siècle. L'écouter ne signifie pas abdiquer, mais s'enrichir d'une perspective différente, complémentaire, nécessaire. Car dans une gare déserte, un train qui passe sans s'arrêter ne fait pas seulement du bruit. Il laisse derrière lui une solitude qu'aucun discours ne peut combler.