Les anciens symboles honnis de la période post-révolution expliquent à eux seuls l'adhésion persistante d'une large partie des Tunisiens à un président autoritaire, inefficace et isolé. Un rejet viscéral qui en dit long sur l'état du pays. Chaque fois qu'on tente de les oublier, les figures de la décennie noire reviennent à nos mémoires avec une sortie médiatique ou sur les réseaux sociaux et nous rappellent pourquoi ils sont tant honnis et pourquoi une majorité des Tunisiens s'est rangée derrière Kaïs Saïed. C'est un simple post Facebook qui ravive les mémoires encore fraîches de la décennie noire et tout ce que les Tunisiens ont enduré durant cette période 2011-2021. La publication appartient à l'avocat et président du mouvement Wafa, Abderraouf Ayadi, dans lequel il réagit à la mort mercredi dernier de l'ancien président Foued Mebazaa (2011) en des termes abjects : « Foufou, le chaton de Wassila Bourguiba, est mort, le pauvre ! ». Abderraouf Ayadi est notoirement connu pour son islamisme radical. Sauf qu'avec lui, l'islam est un grand morceau de gruyère avec beaucoup de trous. Ses préceptes du pardon et de la bonté disparaissent en fonction des personnes. Parce que feu Mebazaa appartient au camp adverse, M. Ayadi ne lui réserve que de la haine et de la moquerie, quand bien même il venait de disparaître. À l'exact opposé des préceptes basiques de l'islam. Cette hypocrisie religieuse, voire schizophrénie, mêlée à de la paranoïa (le monsieur est un grand adepte des théories du complot et de l'ingérence du Mossad toujours et tout le temps dans les affaires tunisiennes) est une véritable nature chez lui qu'il a fait subir aux Tunisiens et à la révolution tunisienne des années durant.
Des condoléances arrachées à la force du clic Autre politicien réputé pour sa grande hypocrisie politique et ses positions deux poids-deux mesures, Moncef Marzouki. Co-fondateur du CPR avec Abderraouf Ayadi, et grand défenseur des islamistes, l'ancien président de la République (2011-2014) a mis plus de 24 heures pour présenter ses condoléances à la famille de son prédécesseur. À vrai dire, il a fallu une réaction d'un influenceur sur Facebook (Hédi Hamdi) qui critiquait son silence pour que M. Marzouki réagisse au décès de feu Mebazaa. Il a même fait preuve de plagiat dans ses condoléances en rappelant que feu Mebazaa a respecté la transition du pouvoir et l'esprit classique de la continuité de l'Etat. Bon à noter, le même Moncef Marzouki a réagi le jour même au décès, lundi dernier, du pape François tout en se passant de la pommade en rappelant leur rencontre en 2014 et comment il s'est fait accompagner de deux élèves, conformément à une tradition qu'il a instaurée. Même dans les moments dramatiques, M. Marzouki ne rate pas une occasion pour ramener la couverture à lui et faire de l'autopromotion.
Un silence révélateur Les cas emblématiques des deux amis Marzouki et Ayadi peuvent être facilement extrapolés sur l'ensemble des figures majeures de la décennie noire. Aucune parmi elles n'a réagi au décès de Foued Mebazaa. Leurs discours pompeux sur l'unité des Tunisiens et les valeurs religieuses, démocratiques et universelles, grâce auxquels ils ont gagné le pouvoir se perdent à la première occasion. Durant cette période 2011-2021, ils occupaient les devants de la scène. Il ne se passait pas un jour sans que l'on entende Seïf Eddine Makhlouf, Ridha Jaouadi, Salim Ben Hamidane, Mohamed Affes, Saïd Jaziri, Adel Almi et autres islamistes radicaux, autoproclamés défenseurs de la démocratie et de l'islam. Un ancien président de la République qui leur a transmis le pouvoir dans le pur respect de la démocratie et des institutions est décédé sans qu'ils n'aient aucune réaction, ni médiatique, ni sur les réseaux sociaux. Aucune réaction non plus aux différentes arrestations et procès infamants touchant les personnalités politiques. Quand ils étaient au pouvoir, ils se présentaient comme des lions. Alors que le pays a le plus besoin d'eux, face à une dictature rampante, ils se sont tous cachés sous les lits tentant de se faire oublier.
Le rejet plus fort que la peur Il faut dire que les Tunisiens n'ont pas seulement tourné la page de la décennie noire. Ils l'ont arrachée, déchirée, brûlée. Et s'il y avait un bouton pour effacer ces dix années de leur mémoire collective, ils l'auraient pressé à deux mains. Car ceux qui ont dirigé le pays à cette époque – les Marzouki, Ghannouchi et compagnie – ont laissé derrière eux un sillage de mépris, de colère et de désillusion. Ils les ont tellement vomis qu'ils sont aujourd'hui prêts à avaler n'importe quoi à la place.
Kaïs Saïed, par défaut mais pas par hasard Oui, Kaïs Saïed, l'homme d'un seul discours et d'une seule obsession, celui qui n'a pas su endiguer la crise économique, ni apporter une croissance tangible, ni réduire un chômage galopant, ni même inspirer un projet de société clair. Oui, ce président qui gouverne seul, qui méprise les contre-pouvoirs, qui instrumentalise la justice, qui enferme journalistes et opposants à coups de décrets liberticides. Ce président-là, malgré tout, a encore les faveurs d'une large frange de la population. Non pas parce qu'ils l'aiment aveuglément, mais parce qu'ils se souviennent trop bien de ceux d'avant lui. Il faut entendre ce que disent les gens dans la rue, dans les cafés populaires, dans les taxis, sur les marchés. Ce n'est pas de l'adhésion. C'est du rejet. Rejet de ces islamistes déguisés en démocrates, rejet de ces prédicateurs qui n'avaient pour tout programme que des sermons et des menaces. Rejet de ces politiciens qui ont pris le pouvoir pour régler leurs comptes, se venger de Bourguiba, encaisser leurs salaires et prêcher la vertu tout en protégeant la corruption de leurs alliés. Alors les Tunisiens regardent Kaïs Saïed. Ils voient bien qu'il est incompétent en économie, qu'il se méfie de tout, qu'il gouverne avec des mots creux, qu'il parle seul à la télévision, qu'il ne fait confiance à personne, pas même à ceux qu'il nomme. Mais ils le regardent quand même avec indulgence, presque avec reconnaissance. Parce qu'au moins, avec lui, ils ne revoient plus les visages des années 2011–2021.
Le mérite de ne pas être pire C'est terrible à dire, mais cela résume l'état du pays. Nous en sommes arrivés à un point où le seul mérite d'un président est de ne pas être Ayadi ou Marzouki. Où la seule raison de tolérer une dérive autoritaire est la peur du retour d'Almi, de Makhlouf, Jaouadi ou Affes sur les devants de la scène. Où l'on applaudit l'échec, tant qu'il est propre, et qu'il ne parle pas au nom de Dieu. Le régime de Kaïs Saïed s'est construit là-dessus. Il prospère sur cette allergie collective à la décennie noire. Il l'entretient, il l'utilise, il l'instrumentalise. Il ne cesse de rappeler – implicitement ou explicitement – que ceux d'avant étaient pires. Et il n'a pas tout à fait tort. Car en matière de mémoire politique, les Tunisiens n'oublient pas si facilement. Ils n'ont pas oublié les assassinats, les complaisances avec les extrémistes, la salafisation rampante de la société, la mise sous tutelle des institutions et la Constitution bâclée et orientée. Kaïs Saïed n'a rien construit de solide, certes. Mais au moins, il a démoli les ruines de la décennie noire. Et dans un pays où l'on n'a plus le luxe de choisir entre le bien et le mal, mais seulement entre le pire et le moins pire, cela suffit à faire de lui un choix par défaut. Une figure acceptable. Une purge nécessaire. En somme, la popularité de Kaïs Saïed ne tient pas à ses actes. Elle tient à l'ampleur du dégoût que les Tunisiens ressentent pour ceux qui l'ont précédé. Tant que les Marzouki, Ayadi, Makhlouf et autres figures ternes et toxiques continueront à rappeler leur passage désastreux, tant qu'ils publieront, tweeteront, s'exprimeront, Kaïs Saïed aura encore de beaux jours devant lui. Et c'est sans doute là, le plus grand service que ces personnages rendent aujourd'hui à Kaïs Saïed : lui servir d'ombre pour mieux faire briller une lumière pourtant bien pâle.