C'est un rituel désormais bien huilé, une tradition toute présidentielle. Le communiqué de l'aube. Cette fois encore, à l'aurore du 15 mai, la présidence a gratifié les Tunisiens d'une nouvelle litanie post-rencontre avec la cheffe du gouvernement. Au menu les mêmes mots, les mêmes envolées lyriques, les mêmes envolées tout court. Comme un disque rayé qu'on refuse de changer, mais dont on augmente le volume à chaque passage, dans l'espoir absurde qu'on finira par entendre quelque chose de nouveau. Et pourtant, rien ne change. Rien, si ce n'est la déconnexion qui s'approfondit, l'incurie qui se normalise et l'incompétence qui se hisse au rang de méthode de gouvernement. Ce dernier communiqué est un modèle du genre. Un appel vibrant (encore un !) à des responsables « animés par l'esprit du combattant » pour conduire une prétendue « révolution législative » … Un langage martial pour dissimuler le vide, une prose enflammée pour maquiller l'impuissance. Et au centre de cette symphonie désaccordée, un chef d'orchestre tellement sûr de lui qu'il ne perçoit même plus que l'orchestre ne peut pas jouer.
La kakistocratie érigée en système Bienvenue en kakistocratie. Le mot désigne le règne des pires, des moins compétents, des plus inaptes à gouverner. C'est un terme ancien, mais d'une actualité brûlante sous nos latitudes. En Tunisie, la kakistocratie n'est plus une dérive, c'est un système. Car enfin, qu'a-t-on lu dans ce communiqué présidentiel ? Qu'il faut en finir avec les responsables « assis sur des fauteuils comme dans une salle d'attente ». Traduction : les incompétents sont ailleurs, bien sûr, jamais au sommet. Le chef suprême, lui, en appelle à des responsables « portés par l'idéal du combattant », comme si l'administration publique était un champ de bataille et la gouvernance une croisade mystique. Résultat, une injonction confuse, un style ampoulé, et toujours aucune décision concrète. Juste des mots, encore des mots, toujours des mots. De la littérature, dirait-on. Mais de la mauvaise. C'est de l'ultracrépidarianisme à l'état pur. Cette manie de parler avec aplomb de sujets que l'on ne maîtrise pas. L'art de s'exprimer sur tout, sauf sur ce qu'il faudrait. C'est là que le concept d'effet Dunning-Kruger devient utile. Vous savez, ce biais cognitif qui pousse les moins qualifiés à se croire experts en tout. Une sorte de syndrome nationalisé : plus tu ignores, plus tu affirmes ; plus tu échoues, plus tu assures ; plus tu t'enlises, plus tu pérores.
Sombrer dans l'incompétence Le problème, c'est qu'on ne rit même plus. Avant, ces communiqués faisaient sourire. On se moquait gentiment de la langue de bois, on raillait les envolées d'un président en quête de lyrisme. Mais aujourd'hui, ça ne fait plus rire. C'est lassant, étouffant, déprimant. Parce que la répétition vide les mots de leur substance. Parce que l'inertie tue. Parce qu'à force de tourner en rond dans ce marasme de médiocrité, c'est le pays tout entier qui s'enfonce. Et pendant ce temps, le grand chef persiste. Il croit voir plus loin que les autres, alors qu'il est enfermé dans une chambre d'écho. Il parle de « combattants » alors que les citoyens n'ont même plus les moyens de remplir leur frigo. Il exige des « réformes profondes » alors que lui-même se refuse à toute introspection. Aveuglé par sa propre surconfiance, il semble persuadé d'incarner la compétence suprême, alors qu'il est devenu l'emblème même de la kakistocratie. Le plus grave, c'est qu'il n'est même pas seul dans cette dérive. Il est entouré de clones, de zélés courtisans, d'individus sans vision. Tous logés à la même enseigne : la loyauté avant la compétence, l'allégeance avant l'intelligence. La kakistocratie ne se contente pas de mal gouverner. Elle rend la gouvernance impossible. Elle transforme chaque promesse en slogan creux, chaque projet en fuite en avant, chaque mot en contrevérité involontaire. Elle ne se contente pas de reproduire l'incompétence, elle l'érige en vertu. Alors non, ce communiqué n'est pas anodin. Il est symptomatique. Il est la preuve, une de plus, que la Tunisie est aujourd'hui dirigée par ceux qui n'auraient jamais dû l'être. Et tant que ce système de médiocrité satisfaite perdurera, les meilleurs resteront à la marge… pendant que les pires continueront d'écrire l'histoire à l'encre de leur propre aveuglement.