Avant, c'était mieux, beaucoup mieux ! Avant, on se sentait en sécurité dans cette Tunisie, la Verte. Ni barbus au regard hargneux, ni prêches haineux, ni mosquées qui ne désemplissent pas de ces moutons de Panurge endoctrinés et aveugles à tout esprit critique, quoique sur ce dernier point, ça reste à prouver ! Avant,on pouvait sortir à toute heure, faire la fête jusqu'au bout de la nuit ou simplement s'acheter un paquet de cigarettes au coin de la rue, sans être inquiété. C'est en sûreté qu'on vivait. Aujourd'hui, ce n'est plus possible ! On s'est mis à se barricader chez soi, on n'ose plus mettre le nez dehors, tellement c'est dangereux ! Nos femmes se permettaient de sortir en mini jupes, en décolleté, sans être inquiétées par des harceleurs, parce que les harceleurs n'ont vu le jour en Tunisie qu'après la révolution. Ils ne vivaient pas parmi nous ! Avant, les acquis de la Femme étaient protégés et même améliorés, n'en déplaise aux obscurantistes ennemis des libertés. Aujourd'hui, nous sommes juste en train de lancer des débats sur les libertés sexuelles, sur l'égalité dans l'héritage, sur les violences à l'encontre des femmes. Nous sommes juste en train de proposer des textes de loi qui vont opérer des changements dans la société. Mais ça ce n'est pas très important, car avant ça reste toujours mieux.
On mangeait bien et à notre faim, pour la plupart. Les prix étaient raisonnables. Des pauvres, on en voyait que rarement, parfois à la télé, rassemblés en troupeaux applaudissant à la venue du sauveur. En même temps, on avait la conscience tranquille. On contribuait à la réduction de la pauvreté. On faisait des dons, on s'inscrivait volontairement dans ce noble élan de solidarité nationale ! Les ménages s'en sortaient, pouvaient se permettre des loisirs. Aujourd'hui, ce n'est plus possible, n'est-ce pas ! On y pense même à deux fois avant d'emmener ses gosses au manège… Une éducation de qualité était prodiguée dans nos écoles publiques. Toute une génération d'érudits en a découlé, et on voit le résultat aujourd'hui. Toute une génération foutue en l'air, oui ! Le système de santé publique était au top. Chaque citoyen avait le droit à un service de santé irréprochable. Chaque fonctionnaire empochait son salaire sans trop y penser, cela allait de soi. Les investisseurs investissaient, les entrepreneurs créaient leurs sociétés dans la quiétude et l'assurance de trouver des employés qualifiés et de réussir à tous les coups. Mais quand ils réussissaient, ils n'étaient pas assurés de la garder leur société… Il n'y avait pas de mouvements sociaux ! Les grèves se faisaient rares et étaient mal vues. L'administration était une machine bien huilée et tous travaillaient sans relâche.
Avant, on avait constamment des ponts en construction, des routes et des autoroutes. Nos rues étaient toujours propres, on se serait cru en Suisse tellement c'était nickel ! On avait de beaux et immenses portraits qui ornaient nos ronds-points et des slogans qui nous donnaient du peps et nous empêchaient de baisser les bras. Notre économie était florissante, notre taux de croissance était au beau fixe et tous les pays courtisaient cette nation, petite par sa superficie, grande par son histoire et ses réalisations. Le tourisme ! C'était le fleuron de cette économie. Des milliers de touristes affluaient vers les stations balnéaires pour profiter, à bas prix, du soleil et du sable fin. Les hôtels étaient tellement remplis d'étrangers, qu'on refoulait les autochtones, afin de préserver la sérénité de nos invités. Gare à celui qui s'en offusquait.
Les policiers faisaient leur travail à merveille, allant même jusqu'à tomber dans l'excès de zèle.Mais ça c'était pour l'intérêt général et pour préserver la sûreté du pays. Ils étaient parfois obligés. Ne leur en tenons pas rigueur ! On n'exportait pas de jihadistes et notre islam ne s'était pas encore mis en colère. Nos enfants ne se faisaient pas exploser dans un marché de Bagdad ou n'écrasaient pas, au camion-bélier des dizaines d'innocents à Nice. Quoique des jihadistes, on en exportait en Afghanistan ou ailleurs, c'est juste qu'on n'en entendait pas parler.
Mais avant, on se la bouclait ! On vivait la peur au ventre de prononcer un mot de travers et de se retrouver « derrière le soleil » ou de « passer la nuit chez sa tante » (expressions bien de chez nous, qui veulent dire emprisonné). On s'échangeait des informations sous cape, de peur que notre voisin de table ne s'avère être un gentil policier en civil. Faire entrer dans le pays un livre sur la régente, tenait de la mission suicide. Passez-le à un ami passionné de lecture, et vous vous mettrez dans la peau d'un Pablo Escobar en puissance. Feuilleter un bouquin pouvait faire de vous un hors-la-loi. Surfer sur internet, c'était la galère, le parcours du combattant. Notre génération tombait à tout bout de champ sur le fameux chiffre, devenu depuis iconique. Critiquez le pouvoir en place et vous serez le pestiféré. Vous serez pourchassé, vous et les membres de votre famille par une horde d'inconnus, qui deviendra, par la force des choses, bien familière. Le verbe s'opposer et tous ses dérivés étaient à bannir.
Il y a 6 ans de cela, une rupture s'est opérée et tout le monde s'est mis à parler, fort, très fort. Un flux continu et ininterrompu de paroles qui donnait le tournis. Ca a donné une telle cacophonie ! Cacophonie qui se poursuit d'ailleurs aujourd'hui. On s'est lâché, on a vomi tout ce qu'on retenait depuis des décennies. Cependant, le terme se lâcher portait en lui le germe d'un relâchement et d'un laxisme généralisé. Après l'excitation due à la situation nouvelle, on s'est réveillé avec une gueule de bois carabinée. On s'est retrouvé face à un système en pleine déconfiture. Mais où est passé le modèle de réussite et de solidité tant vanté ? Pourquoi tout partait en vrille ? Toutes les défaillances, tous les maux tus de cet avant, nous explosaient en pleine figure : Une économie fragile, un système éducatif et de santé en chute libre, une administration essoufflée, une corruption systémique et j'en passe ! Tout ce qui était réprimé en nous par la force du bâton a refait surface et ce n'était pas très beau à voir. Ne nous voilons pas la face, le verre était dans la pomme bien avant !
6 ans durant qu'avons-nous fait, qu'avons-nous accompli pour ce pays ? Une transition de ce genre ne se fait pas en un claquement de doigts. La médiocrité générale et notamment de notre classe politique trouve son origine dans ce modèle de façade qu'on nous vendait. Alors, pleurer ce « paradis » perdu servirait-il à quelque chose ? Pleurer sur les ruines d'un passé pas si reluisant qu'on veut le faire croire aujourd'hui, se mettre des œillères et continuer à vilipender cette satanée «révolution de la Baskula », nous permettrait-il d'avancer ? Tout n'est pas négatif, en dépit des difficultés. Une grande frange de la société s'intéresse et participe au débat public. Des sujets qu'on ne pensait pas pouvoir mettre sur la table sont débattus de long en large et c'est une première en Tunisie. Alors, bien évidemment beaucoup reste à faire, mais tout n'est pas perdu. Essayer d'occulter ce changement crucial qui s'est fait dans le pays, ne voir pas plus loin que le bout de son nez et pas plus loin que son confort personnel immédiat et on passera à côté de l'Histoire.