Un projet de loi passé récemment en commission parlementaire entend criminaliser les pratiques occultes et la sorcellerie. Présenté comme un outil de protection contre les dérives charlatanesques, le texte interroge par son contenu, ses fondements idéologiques et ses références scientifiques floues. La commission de la législation générale de l'Assemblée des représentants du peuple a reçu récemment un projet de loi déposé en mars 2024 inédit en Tunisie : la criminalisation de la sorcellerie et des pratiques occultes. Le texte comporte plusieurs dispositions pénales visant à encadrer, sanctionner ou interdire l'exercice de ces pratiques dans l'espace public ou privé. La première motivation affichée est de lutter contre les escroqueries et l'exploitation de la crédulité de certains citoyens. Selon l'exposé des motifs, le projet cherche à « préserver la cohésion sociale », à « protéger les individus des pratiques qui exploitent la vulnérabilité humaine » et à « encadrer juridiquement un vide juridique qui permet le développement incontrôlé de pratiques occultes ».
Le texte propose notamment : L'interdiction de la consultation à titre payant pour tout recours à des pratiques considérées comme occultes, notamment la voyance, les talismans, l'invocation de djinns ou les bains rituels ; Des sanctions pouvant aller jusqu'à deux ans de prison pour les « prestataires de services occultes » ; Une peine aggravée si les faits ont lieu dans des lieux publics, ou s'ils touchent des mineurs ou des personnes vulnérables ; La confiscation du matériel utilisé et la fermeture administrative du local dans lequel l'activité est exercée.
Le texte s'inscrit dans une démarche de moralisation de l'espace social, mais aussi de sécurisation psychologique des citoyens. Toutefois, ses contours restent flous : comment déterminer avec précision ce qui relève de la foi personnelle, de la tradition, ou du charlatanisme puni par la loi ?
Religion, charlatanisme et subjectivité Derrière la volonté de protéger les citoyens contre les abus se cache une question beaucoup plus épineuse : celle de la frontière entre croyance légitime et supercherie. Le projet de loi, sans le dire explicitement, postule que toute forme de sorcellerie est illusoire, mensongère ou dangereuse. Mais ce postulat est loin de faire l'unanimité. Dans les faits, des milliers de personnes – en Tunisie comme ailleurs – ont recours à ces pratiques, non pas comme victimes, mais comme croyants. Pour eux, il ne s'agit pas d'escroquerie mais de vérités mystiques ou spirituelles. Nul n'a le droit de leur dire qu'ils sont stupides ou manipulés. Pas même l'Etat. D'autant que la subjectivité est totale. Certains considèrent les pratiques occultes comme des croyances profondes ; d'autres assimilent toutes les religions – islam compris – à des formes de charlatanisme. Que faire alors ? Interdire la sorcellerie et autoriser les religions ? Légaliser certaines croyances et en bannir d'autres ? Où placer la ligne de démarcation dans un Etat qui reconnaît officiellement l'islam comme religion, mais se veut aussi garant de la liberté de conscience ? Et il faut le préciser : contrairement à ce que laisse entendre le projet de loi, l'islam ne considère pas la sorcellerie comme une supercherie. Il la tient pour réelle, puissante, nuisible – et donc haram (illicite). Mieux encore : dans certaines traditions populaires musulmanes, la sorcellerie est tolérée lorsqu'elle sert un objectif jugé bénéfique, comme aider un étudiant à réussir un examen ou favoriser le mariage d'une jeune fille. Dès lors, en s'appuyant implicitement sur une vision religieuse pour fonder sa répression, le législateur se retrouve piégé par ses propres références.
Une étude fantôme pour cautionner la loi Le projet cite, sans sourcer clairement, une « étude menée en 2016 » pour justifier l'existence d'un phénomène social de grande ampleur. Mais aucune précision n'est donnée sur l'auteur, l'institution, la méthodologie ou le statut du document en question. Est-ce une étude scientifique validée par une institution publique ? Un mémoire universitaire ? Un simple rapport de stage ? Ce flou jette un sérieux doute sur la robustesse intellectuelle de l'argumentaire. On se rappelle encore de ce mémoire de fin d'études qui cherchait à démontrer que la Terre est plate à partir de versets religieux. Autant dire que tout et son contraire peut être avancé sous la bannière d'une « étude ». Pour un projet de loi qui prétend s'attaquer aux illusions, il est pour le moins ironique de s'appuyer sur des sources qui relèvent elles-mêmes du flou, voire de la mystification.
L'Etat peut-il vraiment légiférer sur l'invisible ? L'une des questions les plus complexes soulevées par ce projet de loi est celle de son applicabilité réelle. Comment définir avec précision une pratique occulte ? Comment établir juridiquement la frontière entre un acte spirituel, une tradition familiale et un délit de sorcellerie ? La loi pénale exige des faits matériels, des preuves tangibles, des circonstances objectivement vérifiables. Or, la plupart des pratiques visées relèvent de l'intime, du symbolique, voire de l'invisible. Qui décidera qu'un bain de purification est un acte religieux licite ou un rituel occulte répréhensible ? Sur quelle base juridique un juge pourra-t-il condamner une personne pour avoir récité des incantations ou préparé un talisman ? Faudra-t-il des experts en ésotérisme aux côtés des magistrats ? Des perquisitions dans les sanctuaires domestiques ? Des contrôles dans les herboristeries ou chez les guérisseurs populaires ? La question devient encore plus épineuse lorsque la croyance en ces pratiques est partagée par les victimes présumées elles-mêmes. Peut-on parler d'escroquerie quand une personne, en toute conscience, choisit de consulter un voyant ou un marabout, sans contrainte ni manipulation ? L'Etat peut-il déclarer illégitime une croyance simplement parce qu'elle lui semble irrationnelle ? En voulant moraliser la société, ce projet de loi risque de criminaliser des pans entiers de la culture populaire, des traditions ancestrales, voire des pratiques spirituelles largement tolérées jusque-là. Il ouvre la voie à une ingérence de l'Etat dans la vie privée, dans les choix de conscience, et dans des pratiques qui, qu'on les approuve ou non, ne relèvent pas toujours de la délinquance. Mais comme on est sous une autocratie bien assumée, tout est permis, y compris le charlatanisme législatif.