Qui, parmi nous, ne s'est jamais plaint de Tunisair, de ses retards ou de la prise en charge défaillante des passagers ? Malgré tout, ils sont encore quelques millions – dont l'auteur de ces lignes – à lui faire confiance. Mais chaque année, ils sont aussi de plus en plus nombreux à s'en détourner. Les chiffres sont sans appel : au premier trimestre 2025, la compagnie a transporté 495.000 passagers, contre 516.000 un an plus tôt. L'année 2024 s'est achevée avec 2,6 millions de voyageurs (une légère hausse par rapport à 2023), bien loin des 3,8 millions de 2018 ou des 3,4 millions de 2019.
Une réaction politique, pas une solution Le mécontentement est profond. Une grande partie des Tunisiens tournent le dos à leur compagnie nationale, préférant Nouvelair ou les concurrentes étrangères. Le principal grief ? Les retards à répétition, parfois interminables. À tel point que, lorsque l'avion part à l'heure, les passagers en viennent à demander ironiquement aux PNC s'il n'y a pas un problème… La semaine dernière encore, plusieurs vols ont accusé des retards si longs que des passagers ont dû passer la nuit dans des aéroports étrangers. Le pire ? Ce n'est même pas le retard, mais l'absence totale de prise en charge, de communication et de visibilité. Livrés à eux-mêmes, les voyageurs se heurtaient à des agents locaux incapables de leur fournir la moindre information fiable. La colère a aussitôt enflé sur les réseaux sociaux – rien de plus efficace pour faire monter la pression – et le régime a réagi au quart de tour. Samedi 5 juillet, le ministère du Transport a annoncé le limogeage de Habib Mekki, président du conseil d'administration. Un nouveau directeur a été nommé à Tunisair Technics. Les chefs d'escale et les représentants à l'étranger ont reçu un avertissement ferme. D'autres sanctions sont en préparation. Le ministère menace : des remplacements sont prévus pour des profils « jugés aptes à assumer leurs responsabilités dans l'intérêt des citoyens ».
Responsables, mais pas coupables Encore une fois, la répression tient lieu de politique publique. Cela plait à la populace qui applaudit des deux mains chaque fois que l'on annonce des sanctions, des poursuites judiciaires ou de la prison ferme à l'encontre d'un responsable. Mais, à y regarder de plus près, on se rend vite compte que le pouvoir ne fait que brasser du vent. Le président du conseil d'administration limogé n'a aucune fonction exécutive. Il n'a pas à être écarté de ce fait. Le vrai responsable est le directeur général. Or Tunisair n'en a pas. Depuis l'arrestation de Khaled Chelly, c'est Halima Khouaja qui assure l'intérim et ce depuis novembre dernier. Mais le conseil d'administration – dominé par des représentants de l'Etat – refuse toujours de l'officialiser. En d'autres termes, elle a les problèmes de la fonction, sans ses avantages. Quant aux avertissements infligés aux représentants à l'étranger, ils ne changent rien au fond : aucune mesure structurelle n'a été prise pour éviter les retards, ni pour donner à ces agents les moyens d'agir. Soyons clairs : que ce soit M. Mekki, Mme Khouaja, les représentants à l'étranger ou le DG de Tunisair Technics, tous sont responsables, mais aucun n'est coupable. Le véritable coupable, c'est l'Etat.
Une compagnie entravée par son propre actionnaire L'Etat, qui n'a jamais permis à Tunisair de voler de ses propres ailes. L'Etat, qui n'a cessé d'entraver, d'interférer et de torpiller les efforts de redressement. Tous ceux qu'on sanctionne aujourd'hui n'auraient jamais fauté si on leur avait donné les moyens de travailler correctement. On peut reprocher beaucoup de choses à Tunisair, mais certainement pas l'incompétence de son personnel (à l'exception, notoire, des bagagistes). PNC bienveillants, pilotes chevronnés, techniciens et mécaniciens rigoureux, administratifs efficaces : la compétence est là. C'est d'ailleurs pour cela que le mot "Tunisair" sur un CV suffit à ouvrir les portes des plus grandes compagnies. Mais voilà : la compagnie est gérée comme une entreprise publique alors qu'elle évolue dans un univers privé. Elle est sous contrôle étatique (74,42 % du capital), et ce contrôle est asphyxiant. On a même vu des notes ministérielles sur des questions relevant de simples sous-directions ! Elle manque d'avions parce que l'Etat refuse d'investir. Elle est privée de l'expertise d'Air France (actionnaire à 5,58 %) parce que l'Etat refuse de collaborer. Elle accumule les retards parce qu'un douanier traîne, parce qu'un policier lambine, parce qu'un passager s'attarde au free shop ou parce qu'un bagagiste traîne le pied. Tunisair est en sureffectif, mais l'Etat – appuyé par les syndicats – rejette tout plan social. Pire : la nouvelle loi interdisant l'intérim va l'obliger à recruter massivement, notamment pour remplacer les agents handling et les bagagistes de la société Ittisalia. Et l'on sait déjà que ces nouveaux venus, une fois syndiqués, réclameront les mêmes privilèges que les anciens. La compagnie est soumise à une concurrence féroce, mais le droit tunisien ne lui permet ni souplesse ni réactivité. Et pourtant, elle a tout pour réussir. Elle pourrait même devenir l'une des meilleures compagnies moyen-courrier si on la laissait respirer et si l'Etat lève la main.
Une privatisation impossible à prononcer Tunisair aurait pu renaître si l'Etat avait ouvert le ciel. Mais non. Pour préserver le confort des syndicats, on a préféré refermer la trappe. Les mésaventures de Tunisair n'ont rien d'exclusif, elles ressemblent à celles d'Alitalia, de Swissair, de Sabena ou de KLM par le passé. Que firent ces pays ? Ils ont privatisé. Parce qu'au XXIe siècle, un Etat n'a plus vocation à gérer une compagnie aérienne. Les Etats ont d'autres missions et d'autres occupations que d'être des transporteurs de vacanciers, de pèlerins et d'hommes d'affaires. Mais en Tunisie, le pouvoir bloque toute réforme. Kaïs Saïed en a fait une affaire personnelle, une ligne rouge. Pas question de céder. Pas question d'ouvrir. Pas question de changer. Il est figé à une image d'Etat-actionnaire de 1970. Et pourtant, il n'y a que deux voies. Injecter de l'argent, réduire les effectifs, faire confiance à l'équipe en place. Ou privatiser – au moins partiellement – en conservant une minorité de blocage. En supposant qu'une compagnie de renom en veuille bien déjà. Mais notre Etat, socialiste, populiste, désargenté, préfère s'accrocher à ses dogmes. Et Tunisair continue de couler.
L'Etat tue la compagnie à petit feu L'Etat refuse d'investir. Refuse de céder du capital. Refuse de rationaliser. Et après cela, il s'étonne que la compagnie soit clouée au sol. Comment exiger de la ponctualité et de l'efficacité quand on prive les équipes des outils les plus élémentaires ? Comment garder le moral quand, au lieu de soutien, on reçoit des avertissements et des sanctions ? Le danger est là. Les meilleurs finiront par partir. Commandants de bord, mécaniciens, PNC ou ingénieurs, tous trouveront un poste ailleurs en moins d'un mois. Le marché mondial de l'aviation a soif de talents. Le boom du transport aérien et la démocratisation des vacances lointaines ont fait que les compagnies ont toujours besoin de personnel expérimenté et compétent. Et ce seront toutes ces années de formation, financées par Tunisair, qui s'envoleront. Par sa pingrerie, son archaïsme, ses intrusions et ses menaces, par son populisme, sa frilosité et son amateurisme, l'Etat n'a pas seulement brisé Tunisair. Il a réussi l'exploit de clouer au sol une compagnie qui avait pourtant les ailes pour s'envoler.