Une proposition de loi visant à instaurer l'éducation aux médias et aux réseaux sociaux dans les établissements scolaires tunisiens a été déposée la semaine dernière à l'Assemblée. En un temps record – à peine 48 heures –, le texte a été validé par le bureau du Parlement et transmis à la commission de l'Education. Une réactivité rare qui souligne la portée de l'initiative : si elle est adoptée, cette loi pourrait offrir aux jeunes Tunisiens un bouclier face aux dérives de l'univers numérique et médiatique. Fake news, propagande, manipulation, abrutissement, asservissement… La liste des fléaux véhiculés par certains médias et réseaux sociaux semble sans fin. Ce phénomène n'épargne aucun pays : partout, des plateformes s'improvisent laboratoires d'opinion, souvent au service d'intérêts politiques, idéologiques ou économiques. Ce n'est pas nouveau, mais la puissance virale des réseaux sociaux a démultiplié la portée de ces dérives. Et les conséquences sont connues : suicides, dépressions, divisions sociales, voire conflits armés… À travers le monde, les Etats tentent d'endiguer cette déferlante de haine et de désinformation. Mais la répression seule ne suffit pas. Il faut aussi de la pédagogie, des outils de discernement, une éducation au fonctionnement et aux dangers de ces nouveaux vecteurs d'influence. C'est dans cet esprit que 82 députés tunisiens ont présenté, le 1er juillet, une proposition de loi ambitieuse : créer une fonction d'enseignant en éducation aux médias et à la communication dans les établissements publics, et recruter pour cela des diplômés de l'Institut de presse et des sciences de l'information. Le processus est lancé. Le 3 juillet, la proposition a été transmise à la commission compétente. Reste maintenant à la société de s'en saisir.
Former les esprits, préserver la démocratie La proposition de loi déposée le 1er juillet par 82 députés entend instaurer officiellement une matière "éducation aux médias et à la communication" dans les collèges et lycées publics tunisiens. L'objectif affiché est double : former les élèves à un usage critique et conscient de l'information, et réduire le chômage structurel qui touche les diplômés de l'Institut de presse et des sciences de l'information (IPSI), qui seront appelés à enseigner cette discipline. Dans son exposé des motifs, le texte souligne l'urgence née des bouleversements du paysage médiatique tunisien et international. La diffusion massive de fake news, l'essor des discours de haine, la manipulation des images ou des récits par l'intelligence artificielle, et surtout la vulnérabilité des jeunes face à ces dérives, constituent autant de menaces pour la cohésion sociale et la santé démocratique du pays. À l'heure où le numérique efface les frontières entre information, propagande et divertissement, la proposition fait de l'éducation aux médias un levier stratégique pour développer la pensée critique, former des citoyens responsables et renforcer la résilience face à la manipulation.
Une réponse éducative à une urgence sociale Mais au-delà des objectifs pédagogiques, le texte présente également une portée sociale. Il ambitionne de créer des débouchés concrets pour une jeunesse diplômée marginalisée, tout en mettant leurs compétences techniques et académiques au service du système éducatif public. Il s'agirait donc de valoriser un savoir spécialisé jusque-là sous-exploité, en injectant dans l'école tunisienne des profils formés aux arcanes du journalisme et de la communication. Le projet prévoit plusieurs phases : À court terme : création de postes d'enseignants, élaboration des contenus pédagogiques et premières formations. À moyen terme : intégration durable de la culture médiatique dans l'éducation nationale, partenariats entre le ministère de l'Education, l'IPSI et les instances professionnelles. À long terme : constitution d'une génération lucide, capable d'interroger les contenus numériques, de résister aux campagnes de désinformation et de promouvoir une citoyenneté numérique active et éthique. Le texte insiste enfin sur la nécessité de s'adapter aux mutations technologiques : avec la banalisation des outils de falsification (textes, images, vidéos), l'enseignement de la vigilance numérique et de l'usage éthique de l'intelligence artificielle devient une exigence citoyenne. Pour accompagner cette mutation, une série de mesures est prévue : cahier des charges, formation pédagogique spécifique et création d'une commission nationale de suivi et d'évaluation. En somme, cette proposition de loi s'inscrit dans une vision progressiste de l'école : former des esprits libres dans un monde saturé d'informations, tout en réconciliant l'univers de l'éducation et celui des médias autour d'un projet commun de service public.
Une convergence rare entre journalistes, juristes et enseignants La proposition de loi ne fait pas que créer un pont entre l'éducation et les médias : elle a aussi déclenché un élan d'adhésion parmi les professionnels du secteur. Journalistes, syndicalistes, enseignants et magistrats saluent unanimement une initiative qu'ils jugent salutaire, aussi bien pour la société que pour la jeunesse. Leurs témoignages apportent une profondeur concrète à un projet souvent réduit à ses dimensions politiques ou techniques. Pour Chadia Khedhir Jelmen, journaliste à la Télévision nationale et cinéaste, la nécessité de cette réforme ne fait aucun doute. Elle aligne six raisons – parmi bien d'autres – pour lesquelles les élèves tunisiens doivent absolument recevoir une éducation aux médias. Ils ignorent, explique-t-elle, la différence entre un reportage, une dépêche ou une prise de parole improvisée. Ils ne comprennent pas les distinctions entre médias publics et privés, ni entre les notions de censure et de falsification. Ils méconnaissent des droits fondamentaux comme le droit de réponse, et croient à tort que le journaliste est forcément passible de prison en cas d'erreur. Pire encore, ils répètent sans recul des termes qu'ils ne maîtrisent pas, sans conscience de la portée de leurs partages sur les réseaux sociaux. Pour elle, enseigner l'éducation aux médias, c'est doter les élèves d'une carte d'accès à la citoyenneté. Un avis que partage Noureddine Mbarki, journaliste à France 24, qui voit dans cette matière une priorité absolue dans un monde saturé d'informations et de manipulations. Il insiste sur la nécessité d'apprendre aux élèves à distinguer faits et opinions, à vérifier leurs sources, à comprendre la fabrication des fake news et à décrypter les mécanismes du harcèlement ou de la haine en ligne. Pour lui, il ne s'agit pas de former des élèves parfaits, mais de transformer une relation passive aux médias en une attitude critique et responsable. Et dans le contexte tunisien, l'enjeu est aussi économique : cette réforme peut offrir un débouché durable à des centaines de diplômés de l'IPSI, à l'heure où de nombreuses rédactions ferment ou se fragilisent.
Une dynamique sectorielle et une réponse aux critiques Jihen Louati, membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens, voit dans cette initiative une double opportunité : renforcer la culture médiatique dans les établissements scolaires, et répondre à la crise de l'emploi des diplômés en journalisme. Elle détaille le projet avec précision : création d'un poste d'enseignant spécialisé, concours annuel de recrutement, intégration possible dans les services de communication des administrations. Elle souligne que cette matière permettra aux élèves d'analyser l'information, de reconnaître la désinformation, et de comprendre l'influence des médias sur les représentations sociales. Elle rappelle aussi que des expériences réussies à l'étranger, comme en Australie ou en Jordanie, confirment l'utilité de ce type de programme. La journaliste note un large soutien au projet, aussi bien chez les étudiants que chez les enseignants de l'IPSI, tous convaincus de l'adéquation de leur formation avec cette mission éducative. Elle répond également aux critiques virulentes de certains commentateurs, qui qualifient la réforme de tentative de recyclage de « journalistes ratés ». Des accusations sans fondement, affirme-t-elle, qui trahissent surtout une méconnaissance des réalités du métier et de l'exigence intellectuelle que représente l'analyse médiatique. Selon elle, cette loi n'est ni un pis-aller, ni une faveur : c'est un investissement stratégique pour l'avenir de la démocratie. Enfin, Omar Weslati, juge à la cour d'appel de Tunis, membre du Conseil de la presse et ancien membre de la Haica, insiste sur l'enjeu citoyen. Pour lui, face à l'influence massive des plateformes numériques sur les jeunes, il devient indispensable de leur offrir des outils de lecture critique des messages médiatiques. Il cite plusieurs pays (France, Canada, Finlande) où l'introduction de l'éducation aux médias a permis de réduire l'emprise des contenus extrémistes, complotistes ou manipulateurs. À ses yeux, cette éducation constitue un rempart éthique et intellectuel contre la violence symbolique et la désinformation.
Une tendance mondiale qui fait école Loin d'être une exception, la proposition tunisienne s'inscrit dans une tendance internationale croissante : celle de faire de l'éducation aux médias un pilier de la formation citoyenne dès le plus jeune âge. Plusieurs pays, confrontés à des vagues de désinformation, de radicalisation ou de harcèlement numérique, ont choisi de réagir non pas seulement par la répression, mais aussi par l'instruction critique. Tour d'horizon. En France, l'éducation aux médias et à l'information (EMI) a été introduite officiellement en 2015 dans le cadre du socle commun de connaissances. Dispensée du collège jusqu'au lycée, elle est transversale : les enseignants de lettres, d'histoire, de philosophie, ou de documentation abordent les questions de sources, de fabrique de l'information, de pluralisme et de décryptage des images. Le ministère de l'Education nationale collabore étroitement avec des journalistes et des associations pour mener des ateliers en classe. L'objectif affiché est clair : lutter contre les fake news, favoriser la liberté d'expression responsable, et former des adolescents capables de résister à l'endoctrinement. Au Canada, l'approche est plus intégrée encore. Dès l'école primaire, les élèves apprennent à évaluer l'intention d'un message, à identifier les stéréotypes, et à distinguer les sources crédibles. Le Québec, en particulier, a été pionnier dans l'introduction de la « littératie médiatique », avec des modules obligatoires dans les cursus pédagogiques. Les établissements scolaires sont encouragés à mettre en place des projets collaboratifs, comme des journaux d'école ou des podcasts, pour développer une relation active, et non passive, aux médias. La Finlande, souvent citée comme modèle en matière de système éducatif, a été l'un des premiers pays au monde à intégrer une véritable stratégie nationale d'éducation aux médias. Dès 2014, Helsinki a fait de la lutte contre la désinformation un axe stratégique. Aujourd'hui, les élèves finlandais apprennent à détecter les biais cognitifs, à démonter les arguments fallacieux, et à vérifier les sources d'information en ligne. Ce programme est considéré comme l'un des plus efficaces en Europe, à tel point que l'Union européenne s'en est inspirée pour élaborer ses propres lignes directrices. L'Australie a également intégré depuis plusieurs années une éducation aux médias dans son programme scolaire obligatoire. Elle insiste notamment sur les questions de représentation, de diversité culturelle et de publicité ciblée. L'objectif est de former des jeunes conscients de leur exposition quotidienne aux contenus sponsorisés ou manipulés.
Une révolution éducative portée par le monde entier Ces expériences montrent que l'éducation aux médias n'est plus un luxe pédagogique, mais une nécessité démocratique. Il ne s'agit plus seulement d'éduquer à la consommation raisonnée de contenus, mais de former des esprits critiques, autonomes, capables de comprendre et de questionner leur environnement informationnel. Dans les pays qui ont intégré cette discipline à leur système scolaire, les résultats sont tangibles : les élèves deviennent plus aptes à détecter les infox, à décoder les messages publicitaires, à repérer les biais idéologiques et à se prémunir contre les discours radicaux. Au-delà des résultats académiques, c'est la santé démocratique des sociétés qui en sort renforcée. À l'ère des bulles algorithmiques, des vidéos deepfake et des campagnes de désinformation massives, la capacité à vérifier, contextualiser, comparer et débattre devient un acte citoyen fondamental. Là où l'école a su se saisir de ces enjeux, les jeunes développent une posture active face à l'information : moins d'adhésion aveugle, plus de distance critique, et une meilleure résilience face aux discours de haine ou à la manipulation. La Tunisie, avec cette initiative parlementaire, rejoint un courant mondial lucide et constructif. Elle ne fait pas cavalier seul. Elle s'inscrit dans une dynamique de réponse éclairée aux défis du numérique, en cherchant à réconcilier l'école et l'espace public, le savoir et la société, la pédagogie et la citoyenneté. En créant un enseignement structuré de l'éducation aux médias, elle outille ses futurs citoyens pour qu'ils ne soient plus des cibles passives dans la guerre de l'information, mais des acteurs éclairés, capables de comprendre, d'agir et, pourquoi pas, de résister. Ce projet de loi est donc bien plus qu'un simple ajustement curriculaire : il trace une voie vers une école plus moderne, plus connectée au réel, et plus armée pour affronter les tempêtes numériques du siècle.