Le communiqué du ministère de la Santé a suscité un malaise profond. Publié discrètement un dimanche soir — alors même que la réunion datait du vendredi —, il demandait aux médecins et aux pharmaciens de « rationaliser leurs ordonnances ». L'expression, d'une froideur bureaucratique, n'a pas été accompagnée de la moindre explication. Faut-il comprendre qu'il s'agit désormais de ne prescrire que les médicaments jugés absolument indispensables, en écartant ceux dont les patients pourraient, paraît-il, se « passer » ? Ou, pire encore, qu'il faudrait choisir les patients « au cas par cas », comme si l'accès aux soins relevait désormais d'un tri clinique dicté par l'austérité ? Aucune clarification n'a suivi. Le silence est resté assourdissant.
Deux morts évitables Un scandale a éclaté ces derniers jours, révélant brutalement les conséquences humaines de ce système malade. Deux jeunes hommes, Houssein Aboudi et Houssem Harbaoui, sont morts à quelques heures d'intervalle. Tous deux ont succombé à un même fléau : le manque d'accès aux traitements vitaux contre le cancer. Leurs histoires se ressemblent et se confondent dans la douleur. La famille de Houssein Aboudi raconte avoir frappé en vain aux portes de l'administration pendant six mois pour obtenir un médicament indispensable. Le dossier a fini par être accepté, mais le traitement, arrivé incomplet et trop tard, n'a pu sauver sa vie. Quant à Houssem Harbaoui, après plus de deux mois d'attente, sa demande auprès de la Cnam a été rejetée, balayant sa dernière chance d'obtenir le traitement nécessaire. Dans les deux cas, le système n'a pas failli : il a condamné.
Le calvaire des malades du cancer Houssein Aboudi et Houssem Harbaoui ne sont malheureusement pas seuls. En Tunisie, les médicaments anticancéreux sont particulièrement onéreux et figurent sur la liste des produits soumis à l'accord préalable de la Cnam. En théorie, une fois la prise en charge accordée, le malade devrait pouvoir se rendre dans un hôpital public ou une clinique privée pour recevoir son traitement. Mais dans la pratique, la réalité est grotesque et indigne : des malades contraints d'attendre des heures dans des files interminables pour obtenir leur traitement ; des patients transportant eux-mêmes, dans des glacières, des médicaments qui devraient leur être administrés en toute sécurité ; ou encore, tout simplement, l'absence du produit, faute de moyens financiers de la Pharmacie centrale. Le cancer ronge les corps, mais c'est la pénurie qui broie les vies. Cette pénurie, il faut le rappeler, ne date pas d'hier. Elle est le résultat d'années de dettes accumulées par la Cnam et par les hôpitaux auprès de la Pharmacie centrale, laquelle croule elle-même sous les dettes contractées envers les laboratoires internationaux. C'est une chaîne d'insolvabilité qui se resserre sur le maillon le plus faible : le patient. La pénurie est cette plaie ouverte, que subissent dans un silence glaçant des milliers de malades chroniques, habitués à voir leur dignité piétinée en même temps que leur santé.
Rationalisation ou tri sélectif des malades ? Avec la nouvelle politique de « gestion » des médicaments, nous franchissons un seuil encore plus inquiétant. Car ce n'est plus seulement un problème de moyens ou d'organisation : c'est une philosophie, une doctrine glaciale qui s'installe. Est-on arrivé à ce stade où l'on se permet de hiérarchiser les vies ? Les traitements palliatifs, ou ceux considérés comme moins « curatifs », vont-ils désormais être mis en attente, sacrifiés, afin de réserver les médicaments aux malades jugés plus « rentables », c'est-à-dire avec une meilleure probabilité de guérison ? Derrière le mot policé de « rationalisation », c'est bien une logique de tri des patients qui se profile. Depuis que le ministre de la Santé, Mustapha Ferjani, a prononcé cette annonce, les langues se délient. Et ce qui frappe, c'est la brutalité de certains discours. On voit surgir une rhétorique insidieuse, presque décomplexée, qui enjoint aux malades de « ne pas demander à l'Etat plus qu'il ne peut leur donner ». Sous couvert de patriotisme — pour ne pas assécher la maigre cagnote nationale —, on explique à des citoyens condamnés qu'ils doivent cesser de réclamer l'impossible. Comme si leur survie constituait un caprice. Certains vont même jusqu'à affirmer, avec un cynisme effrayant, que les patients atteints d'un cancer avancé ne devraient pas imposer à l'Etat des dépenses « inutiles », puisque leurs chances de survie seraient faibles. Autrement dit, la médecine tunisienne ne serait plus là pour soigner tout le monde, mais seulement ceux qui ont la chance d'être diagnostiqués tôt. Les autres seraient priés de mourir « rationnellement ».
La vie, désormais un luxe Ce discours, enrobé de prétendue lucidité, est en réalité une abdication morale. Il signe la défaite de la solidarité nationale, il traduit l'abandon de toute éthique publique. « La réalité est une chose, l'espoir en est une autre », écrit un de ces commentateurs hors du temps et, surtout, hors de l'humanité. D'autres vont jusqu'à juger qu'un patient en fin de vie serait « trop vieux » ou « trop malade » pour avoir encore le droit de vivre, comme si la valeur d'un être humain pouvait être mesurée en années restantes ou en coût financier. Dans ce climat de division, certains n'hésitent plus à dénier aux autres leur droit à la vie, les jugeant moins dignes d'exister que d'autres, comme si nous étions revenus à une logique brutale de sélection naturelle où seuls les plus forts mériteraient de survivre. Ce discours, relayé parfois sous couvert de rationalité ou de patriotisme, est d'autant plus dangereux qu'il trouve un écho dans une société fragilisée et appauvrie. On en vient à légitimer l'injustice sanitaire : pourquoi gaspiller des ressources pour des malades « condamnés », alors que d'autres auraient encore « une chance » ? Mais c'est précisément là que l'Etat devrait jouer son rôle. Car à quoi sert un Etat, si ce n'est à préserver l'espoir de ses citoyens, à garantir la dignité de la vie, même fragile, même vacillante ? Abandonner cette mission, c'est rompre le contrat social, c'est transformer un pouvoir protecteur en simple gestionnaire de survie.
Dans un pays qui ne garantit ni transports décents, ni routes sûres, ni libertés élémentaires, ni éducation de qualité, ni accès équitable aux soins, il faut désormais se résigner à une nouvelle régression : renoncer aux médicaments vitaux. Ici, s'accrocher à une vie digne est depuis longtemps devenu un luxe. Mais aujourd'hui, même s'accrocher simplement à la vie est en train de le devenir...