Grande figure syndicale, Lassad Yakoubi dort à la prison de la Mornaguia depuis vendredi, après une garde à vue de 48 heures à Bouchoucha. La vacuité du dossier, selon la défense, interroge sur les raisons de cette arrestation, qui a suscité une vague de réactions contrastées, marquée par une réjouissance aussi bien chez les partisans du régime que chez ses opposants.
Rarement une arrestation de figure publique a provoqué une telle unanimité. La garde à vue le 8 octobre, de l'ancien secrétaire général de la Fédération de l'enseignement secondaire de l'UGTT a fédéré des réactions de joie ou d'ironie dans des camps pourtant opposés. À l'exception des militants du Mouvement Echaâb et de ses proches, la réjouissance était visible sur les réseaux sociaux, aussi bien chez les partisans du régime que ses adversaires. Personne ne s'y attendait, et d'après ses avocats, le dossier serait vide. Placée en garde à vue pendant 48 heures, la figure syndicale a comparu devant le juge d'instruction le vendredi 10 octobre. Ses avocats, parmi lesquels plusieurs figures connues du barreau et du Mouvement Echaâb, promettaient sur les réseaux sociaux une libération rapide. Le pool de sept avocats, composé notamment de Haykel Mekki, Khaled Krichi et Leila Haddad, avait publié une photo commune pour afficher son soutien et son optimisme avant l'audience. Me Haddad écrivait alors, dans une publication supprimée depuis : « Il vous clouera le bec dès ce soir et répondra à ses détracteurs. »
Des faits économiques présentés comme infractionnels Selon les explications de la défense, Lassad Yakoubi est aujourd'hui retraité de l'enseignement et s'est reconverti dans l'agriculture sur un petit terrain à Mornag, dans la banlieue sud de Tunis. Devant le juge, les avocats ont exposé les faits et ceux-ci plaident en faveur de leur client. Les faits sont les suivants. Le parquet lui reproche d'avoir entreposé treize tonnes de pommes de terre à des fins de spéculation. Les avocats soutiennent que la loi criminalisant la spéculation vise les intermédiaires et non les producteurs. Ces derniers ont, selon eux, le droit de conserver leur récolte avant de la mettre sur le marché, le temps d'en constituer un volume suffisant pour écouler la marchandise. La valeur totale des pommes de terre saisies est estimée à environ 13.000 dinars. C'est-à-dire peanuts. Compte tenu de cette somme, du statut d'agriculteur du prévenu et de la quantité modeste concernée, la défense s'attendait à une remise en liberté. Malgré cela, un mandat de dépôt a été émis à l'issue de l'audition.
Les soupçons d'une affaire à dimension politique Si l'on se fie aux déclarations des avocats sur la faiblesse du dossier, l'arrestation de Lassad Yakoubi pourrait s'expliquer par des motifs politiques. Pour beaucoup d'observateurs, le syndicaliste serait une victime de plus d'une justice instrumentalisée. Aussitôt l'information connue, une vague de commentaires moqueurs a envahi les réseaux sociaux. Des publications, des caricatures et même des images générées par intelligence artificielle ont circulé, présentant le syndicaliste comme rattrapé par le système qu'il avait autrefois défendu. La présomption d'innocence a été reléguée au second plan : pour de nombreux internautes, l'essentiel était qu'il soit incarcéré.
Une satisfaction partagée dans les deux camps Deux catégories de réactions se sont distinguées. Chez les opposants, on rappelle que Lassad Yakoubi fut un fervent soutien du président Kaïs Saïed et qu'il avait applaudi les arrestations de figures politiques critiques du pouvoir. Selon eux, il subit aujourd'hui ce qu'il avait légitimé. Le karma a encore frappé. Chez les partisans du régime, au contraire, son arrestation est perçue comme la preuve que la justice est indépendante et qu'elle n'épargne personne, y compris les proches du pouvoir. Pour ces derniers, si Yakoubi a été placé en garde à vue puis détenu, c'est que le dossier comporte des éléments tangibles. Cette convergence inhabituelle entre deux camps adverses renforce l'idée que cette affaire dépasse le seul cadre judiciaire. L'épisode sert aussi d'exutoire dans un contexte de tensions sociales : la colère, la lassitude et le besoin d'exemples visibles alimentent un climat où toute arrestation spectaculaire devient un symbole. Dans ce contexte, certains y voient une manœuvre politique permettant de canaliser la frustration collective. La meute a besoin de sang, Lassad Yakoubi n'est qu'une énième offrande.
Un contexte institutionnel marqué par la lutte contre la spéculation Pour comprendre et analyser l'arrestation de Lassad Yakoubi, il convient de la replacer dans son contexte politique et institutionnel. L'arrestation intervient quelques jours après une réunion tenue Vendredi 26 septembre entre le président de la République, le ministre de l'Intérieur Khaled Nouri, le secrétaire d'Etat Sofiene Bessadok, le directeur général de la sûreté nationale Mourad Saïdane et le commandant de la Garde nationale Hassine Gharbi. Kaïs Saïed y avait réaffirmé la nécessité de poursuivre le démantèlement des réseaux de spéculation et de monopole. Il avait souligné qu'il ne s'agissait pas d'une campagne ponctuelle mais d'une politique d'Etat appelée à se prolonger. Dans cette perspective, l'arrestation de Lassad Yakoubi pourrait être interprétée comme l'application de ces orientations présidentielles, maintes fois répétées et placées en politique d'Etat.
L'affaire Yakoubi après la controverse judiciaire de la semaine précédente L'événement s'inscrit également dans un climat politico-judiciaire chargé, survenu quelques jours après un scandale : la condamnation à mort d'un citoyen pour une publication Facebook critique envers le président, suivie, 72 heures plus tard, d'une grâce présidentielle. Cette succession d'événements avait relancé le débat sur l'indépendance du pouvoir judiciaire et sur l'ingérence du président de la République. En clair, pour beaucoup d'observateurs, il y a un double scandale. L'erreur originelle et le fait que le pouvoir a corrigé cette erreur par une erreur encore plus grave. L'arrestation de M. Yakoubi a contribué à nourrir le discours officiel sur l'impartialité de la justice, en montrant qu'elle ne fait pas de distinction entre partisans et adversaires du régime.
Une dimension politique interne au mouvement Echaâb Outre le contexte général de lutte contre la spéculation et les polémiques judiciaires récentes, un autre facteur de lecture concerne les relations entre le président et le mouvement panarabiste Echaâb. Lassad Yakoubi, ancien syndicaliste influent, est proche de cette formation. Son secrétaire général, Zouhaïer Maghzaoui, a été le premier à monter au créneau pour défendre son « ami » Yakoubi. Cette réaction intervient alors qu'Echaâb multiplie, depuis plusieurs mois, les critiques à l'encontre du chef de l'Etat, après avoir été longtemps considéré comme l'un de ses soutiens les plus fidèles. Pour certains observateurs, ce revirement du mouvement pourrait avoir été perçu comme une forme de trahison politique. Dès lors, l'arrestation de Yakoubi pourrait être perçue comme un message d'avertissement du pouvoir adressé à un allié en voie de distanciation.
Une arrestation aux multiples lectures L'affaire Lassad Yakoubi dépasse ainsi le cadre strictement judiciaire. Entre une application zélée de la politique de lutte contre la spéculation, une démonstration d'impartialité judiciaire et une lecture politique liée aux rapports mouvants entre le pouvoir et ses anciens alliés, plusieurs interprétations coexistent sans s'exclure. Dans un contexte de crispation institutionnelle et de polarisation sociale, cette arrestation illustre les zones grises d'un système où la justice, la politique et la perception publique se mêlent étroitement, au risque de brouiller les repères et de nourrir la défiance.