Il est l'un des plus brillants avocats du barreau, et fut l'un des magistrats les plus respectés du pays. Son verbe acerbe contre le régime de Kaïs Saïed a fini par le conduire en prison, où il dort depuis lundi 21 avril 2025, accusé de terrorisme. Le régime n'en peut plus de cette élite qui lui tient tête. Il stresse, il s'énerve et il humilie ce que la Tunisie a enfanté de plus beau. Par beau temps, le régime de Kaïs Saïed est parfois frappé d'une intelligence éphémère et parvient à comprendre, l'espace d'un instant, le second degré. Ce fut le cas de l'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, lorsqu'elle lança ironiquement : « le pays est magnifique ». Le régime comprit — à raison — l'ironie, et l'arrêta, avant de la condamner à des années de prison. Non pas pour cette phrase malheureuse, mais pour l'ensemble de son œuvre, et surtout pour être une opposante, respectée et écoutée. Quand le ciel s'assombrit, le régime revient à sa nature première : il ne comprend plus rien au second degré. Ainsi le cas d'Ahmed Souab, arrêté lundi à son domicile et placé en garde à vue pour cinq jours, sans accès à un avocat pendant les 48 premières heures. Vendredi dernier, lors d'une conférence de presse improvisée, Ahmed Souab avait critiqué le juge chargé de l'affaire sulfureuse du complot contre l'Etat. En robe d'avocat, il déclara que le juge avait « le couteau sous la gorge », tout en mimant ce geste malheureux avec la main. Attendu au tournant, la vidéo immortalisant la scène fit le tour des réseaux sociaux tout le week-end, notamment sur les comptes des partisans du régime, qui appelèrent à l'unisson à son arrestation. Le régime a réagi au quart de tour, exécutant la prétendue volonté populaire. Car dans son esprit, les quelques partisans bruyants du président sont les seuls représentants légitimes du peuple. Lundi 21 avril, en milieu de matinée, des policiers se rendent chez Ahmed Souab pour l'arrêter.
La société civile se soulève « Faire la distinction entre le sens réel et le sens métaphorique peut conduire à l'emprisonnement de tous. L'accusation de terrorisme devrait être portée contre ceux qui ont pris les armes et blasphémé, et non contre ceux qui ont lutté toute leur vie contre la violence et le terrorisme », s'indigne l'universitaire Raja Ben Slama. Elle n'est pas la seule. Dès l'annonce de l'arrestation par son fils Saeb, les réseaux sociaux se sont embrasés. Des milliers de messages de soutien, de colère et d'indignation ont afflué dans l'heure, et continuent de pleuvoir ce mardi 22 avril. Le bruit a changé de camp. Les partisans du régime ont retrouvé leur taille réelle : celle d'une minorité. Fort minoritaire. Même le beuglement quotidien de leur chroniqueur fétiche, Riadh Jrad, sur la chaîne propagandiste Attessia, est devenu inaudible. « Ahmed Souab est un militant, un ami des militants et des jeunes activistes. Il a consacré sa vie et ses connaissances juridiques à servir les causes justes, à défendre l'Etat de droit et les libertés individuelles. Ce n'est pas un terroriste ni un criminel. C'est un homme qui rêve et milite pour une nation meilleure », témoigne Mehdi Jlassi, ancien président du Syndicat des journalistes tunisiens. Mais la protestation ne s'est pas limitée au virtuel. Par centaines, en fin d'après-midi, des Tunisiens ont convergé vers l'avenue Habib Bourguiba pour exprimer leur colère et leur soutien. Pris de court, les forces de l'ordre ont mis près d'une heure à dépêcher des fourgons de police sur place.
Une opération improvisée et désastreuse Très clairement, le régime n'a pas bien préparé son coup. Il a agi dans la précipitation, répondant au quart de tour aux appels nauséabonds de ses partisans, croyant satisfaire une prétendue missive populaire. Mais il ne s'est pas rendu compte qu'il s'attaquait à un poids lourd : l'un des hommes les plus respectés du pays. Juste après l'arrestation, des dizaines d'avocats affluent au tribunal pour rencontrer la juge d'instruction. Celle-ci leur explique que Me Souab est en garde à vue pour 48 heures, et qu'ils peuvent se rendre à la caserne de Bouchoucha. Un cortège d'avocats s'y rend alors. Mais on leur demande d'attendre la fin de la pause-déjeuner. Une heure plus tard, on leur annonce qu'ils ne peuvent plus s'entretenir avec leur confrère : il est désormais placé en garde à vue pour cinq jours, et interdit d'avocat durant les premières 48 heures, en vertu de la loi antiterroriste. Tout le monde est sous le choc, sans se douter que le pire reste à venir.
Une double perquisition inquiétante Vers 17 heures, les policiers reviennent au domicile d'Ahmed Souab, arrêtent son fils Saeb, et saisissent les téléphones de toute la famille. Ils perquisitionnent également son étude, à la recherche d'un smartphone, d'une tablette ou d'un ordinateur. Une mesure dont la légalité interroge, car l'étude d'un avocat est censée être protégée contre ce type de visite, contenant des dossiers confidentiels relevant du secret professionnel. Saeb est relâché trois heures plus tard, sans que l'on sache précisément ce que les policiers ont emporté. Le matin même, lors de la première arrestation, ils s'étaient contentés du vieux téléphone portable de Me Souab, un appareil 2G de type 3310, sans aucune application moderne. C'est sans doute la juge d'instruction qui, devant l'incongruité de cet unique appareil, a ordonné d'aller plus loin. Pourquoi s'acharner, alors que la vidéo du prétendu crime est déjà largement diffusée ? Parce que le régime a pris l'habitude de procéder ainsi : arrêter pour un motif X, puis fouiller les historiques de navigation dans WhatsApp, Facebook, Signal, Messenger, Telegram... en espérant y dénicher de quoi alourdir les accusations. Illégal ? Probablement. Mais sous ce régime, on n'est plus à une violation près.
Un débat juridique et une indignation nationale Tandis que la colère monte sur la toile et dans les rues, un débat parallèle s'ouvre parmi les juristes : le geste et les propos d'Ahmed Souab sont-ils criminels ? Peuvent-ils réellement être qualifiés d'actes terroristes ? Un peu partout, avocats et magistrats indépendants s'accordent à dire que ses paroles relèvent de la métaphore, et non de la menace. En mimant le couteau sous la gorge, il exprimait une image : celle des juges sous pression du pouvoir exécutif. Il suffit de contextualiser ses propos et son geste pour comprendre leur véritable sens. La juge d'instruction tranchera dans quatre jours. D'ici là, Ahmed Souab restera enfermé dans la sinistre maison de rétention de Bouchoucha, aux côtés de délinquants et de criminels.
Une figure admirée, un régime hostile à l'élite L'homme fait partie de ce que la Tunisie a enfanté de mieux. Il est l'un des avocats les plus respectés du pays, connu pour ses prises de position sages, ses tribunes incisives (dont plusieurs publiées exclusivement sur Business News), et son verbe juste. Mais Ahmed Souab, c'est surtout un homme profondément humain. Pas un avocat comme les autres : la crème de la crème, l'élite de l'élite. Ahmed Souab… ce n'est pas seulement un magistrat ou un juriste. C'est une conscience. Une voix calme, ferme, irréprochable. Sa probité intellectuelle, sa clarté d'analyse, sa modération, même dans la critique… en faisaient un rempart symbolique. Si même lui est réduit au silence, que nous reste-t-il ? Voilà ce qui explique la vague de solidarité nationale, mais aussi l'hostilité du régime à son égard — et le silence assourdissant, honteux, de l'Ordre national des avocats. Au sommet de l'Etat, on n'aime pas ce qui brille. Et cela n'a rien de nouveau. Mais du côté du barreau aussi, certains n'ont jamais digéré l'arrivée dans leurs rangs d'anciens magistrats devenus avocats. Surtout quand ils sont célèbres, appréciés et écoutés. Il y a, parfois, un relent de jalousie ou un complexe d'infériorité dans ces silences. Pour l'histoire, on doit rappeler que l'Ordre des avocats a refusé d'admettre Ahmed Souab en son sein et il lui a fallu une décision de la cour d'appel pour intégrer de force la profession.
Un prétexte grossier, une diversion ratée Comment expliquer qu'en dépit de toute sa notoriété, Ahmed Souab se retrouve arrêté pour une phrase isolée, décontextualisée et mal interprétée ? Le timing de cette arrestation n'a rien de fortuit. La phrase incriminée, une fois remise dans son contexte, ne présente rien de répréhensible. Difficile donc de croire que Me Souab ait été arrêté uniquement pour cela. La preuve : dans l'après-midi, les autorités ont cherché d'éventuels autres appareils électroniques pour tenter de construire d'autres accusations. Comme nombre d'opposants avant lui, Ahmed Souab est arrêté pour l'ensemble de son œuvre. Ce coup de filet intervient une semaine après le drame de Mezzouna, où trois adolescents sont morts suite à la chute de la clôture de leur lycée, et trois jours après le scandale judiciaire lié à l'affaire du complot contre l'Etat. L'arrestation de Me Souab, aussi infondée soit-elle, tombe à point nommé pour détourner l'attention. Le régime espérait, par cette diversion, détourner l'opinion publique des deux affaires précédentes. Mais il se trompe. Il révèle surtout un stress et une fébrilité croissante, face à une colère populaire qu'il ne sait plus comment contenir. En ciblant l'avocat, il pensait apaiser cette tension, convaincu que les appels à son arrestation émanant de ses partisans traduisaient l'opinion générale.
Le peuple n'est pas une page Facebook Mais le régime feint d'ignorer, ou ignore sincèrement, que ces pages Facebook partisanes n'incarnent ni le peuple ni l'opinion. Les Riadh Jrad, Bassel Torjman, Néjib Dziri, Khelifa Chouchen, Haj Mansour et autres propagandistes ne représentent qu'eux-mêmes. Des opportunistes multirécidivistes dont les propos font vomir toute personne encore dotée de bon sens. En constatant la vague de colère née du drame de Mezzouna, amplifiée ensuite par le verdict choquant du procès du complot, le régime a paniqué. Il s'est jeté sur la première cible qui se présentait. Il espérait gagner du répit avec l'arrestation d'Ahmed Souab. Mais l'effet a été exactement inverse. Le pouvoir ne s'attendait pas à une telle vague de solidarité, ni à une mobilisation aussi large. Il n'avait pas mesuré à quel point l'homme bénéficiait de respect et de reconnaissance dans toutes les strates de la société. Au lieu d'une accalmie, le régime n'a obtenu qu'un surplus d'indignation. Quelques gouttes de plus dans un vase déjà plein… et qui pourrait bien déborder.
Une arrestation de trop Avec Ahmed Souab, le régime a franchi une nouvelle ligne rouge. Ce n'est plus seulement la liberté d'expression qui est piétinée, ni seulement les opposants politiques qui sont persécutés. C'est l'intelligence, la morale, la dignité. C'est le droit lui-même qu'on tente d'étouffer dans une cellule sordide de Bouchoucha. Mais ce régime oublie une chose : plus il s'en prend à ceux qui éclairent le chemin, plus il met en lumière sa propre obscurité. Plus il persécute, plus il rassemble contre lui. Plus il se crispe, plus il se fragilise. Ahmed Souab n'est pas seul. Il est aujourd'hui devenu, malgré lui, le symbole d'un combat bien plus large : celui d'un peuple qui refuse de vivre à genoux. Et ce combat-là, l'histoire l'a prouvé, finit toujours par avoir raison des oppresseurs.