Les humeurs collectives varient au gré des circonstances. A peu près à cette époque de l'année dernière, le peuple savourait ses premières bouffées de libertés retrouvées. La peur avait presque disparu si ce n'était encore la présence de quelques nervis de l'ancien pouvoir cherchant encore à déstabiliser le pays. Mais dans l'esprit de nos concitoyens et en dépit des incertitudes, la chose était entendue : rien ne serait plus comme avant. Discernement oblige, il est vrai que la méfiance s'était aussi vite installée. Mais secrètement, nos compatriotes dopés à la démocratie avaient bon espoir qu'il était possible, enfin, de se débarrasser des tares du système, de construire un avenir meilleur. Cahin-caha l'année a passé. Nous voilà donc en l'an II de cette révolution. En faire le bilan est bien plus complexe qu'il n'y paraît tant les angles d'approche sont divers. Celui des laissés-pour-compte, des indignés de la Kasbah, comme des grévistes du bassin minier s'est mu au fil des jours dans une méfiance et défiance accrue. Ils considèrent que rien n'a véritablement été fait pour eux, que les pratiques anciennes ont toujours cours, et que le « hakem » (toutes les autorités confondues) ne les entend pas. Il y a aussi celui des couches urbaines de la bande côtière, un peu plus à l'abri du besoin, qui ont fondé tous leurs espoirs dans l'organisation d'une élection qui installera un Etat de droit. Les résultats de cette première consultation, pour une fraction d'entre-elles, aura l'effet d'une douche froide. A la désillusion va succéder le désarroi. Il y a encore, l'immense masse des petits salariés du public comme du privé, aux emplois stables, ou précaires, dont le pouvoir d'achat a été laminé imperceptiblement au cours des décennies, qui peste et grogne, chaque segment à sa manière. Qui d'appeler à une grève, qui à une manifestation. Aux premiers jours d'euphorie succèdera aussi au fil des mois déconvenue et une colère tantôt sourde tantôt tempête, au gré des événements, mais ces derniers temps, grandissante. Plus intéressante est tout de même l'attitude des élites, de l'intelligentsia, des décideurs. Bien évidemment, on ne leur trouvera aucune homogénéité, si ce n'est peut être une assez surprenante méconnaissance des réalités du pays. Les lendemains d'élections joyeux pour certains, chagrins pour d'autres, période d'élections qui avait tout de même vu refluer la contestation. Une relative accalmie avait presque fini par s'installer. Oubliant un instant les affres et les cris de la population, et vite prises aux jeux du pouvoir et de la politique, ces élites s'étaient engouffrées, dans la seule direction qui leur paraissait viable, celle d'une constituante, comme s'il fallait créer un Etat. D'autres voies étaient possibles, mais tel n'a pas été le cas, pour des raisons qui seraient bien trop longues à exposer ici. Cependant les contradictions du système ayant éclaté au grand jour, et suite à cette élection, les opinions se sont faites plus clivées, plus tranchées. Les grondements du peuple ont repris. Peu nombreuses, certaines élites continueront à voir d'un bon œil, soutien actif ou du bout des lèvres les mouvements sociaux ou civils arche boutées sur leurs revendications ou la défense d'acquis. D'autres élites, un magma plus informe certes, qui n'ont toujours vu dans cette « irruption du peuple » qui reprend de plus belle, qu'une parenthèse qui n'a que trop duré et qu'il convient au plus vite de canaliser et de refermer. Il est vrai, pour la plupart, ils n'ont pas ouvert un livre d'histoire traitant des révolutions, mais ils savent en revanche et fort bien quels intérêts ils défendent et la manière dont il faut bien les faire passer pour l'intérêt général. Les variantes, les sensibilités ne manquent pas, mais toutes sont empreintes d'un certain conservatisme et conformisme intellectuel. Pouvait-il en être autrement ? La recrudescence récente des revendications, avec leur cortège d'exactions, ici est là, et est pour ainsi dire l'objet de leur obsession quotidienne. La révolution n'est pas un fleuve tranquille, mais tout de même, semblent-ils dire, tout cela va trop loin. Il serait temps d'y mettre fin. Il y a bien sur, les plus affutés, calculateurs aguerris, sournois dans l'ombre, où au grand jour. Cette fraction composée de caciques de la politique, ou d'aspirants avisés se défient des convulsions d'un peuple qui cherche sa voie. La peur du peuple, de ses soubresauts brutaux, parfois aveugles, et pour le moins imprévisibles, les stupéfient et les tétanisent. Alors l'humeur de ces élites, prescripteurs d'opinion, grand commis de l'Etat (ancien) va changer. Tant que les troubles se limitaient à quelques déprédations, barrages de groupes isolés, de quelques manifestations « spontanées » sans lendemain, ces élites en appelaient au calme, au nécessaire retour à la sécurité…rien de bien méchant. Mais dés lors que tensions se sont faites plus vives, imprévisibles dans leur degré de détermination et d'ampleur, en clair, que la colère du peuple s'est faite plus forte et audible, alors la donne est apparue plus tout à fait la même et il convenait d'y réagir. Les derniers évènements en témoignent à leur manière. Séquestrations d'employeurs ou de cadre de l'administration, multiplication des arrêts de travail dans le secteur privé, obstructions diverses, grèves dans la fonction publique, et oh ! Sacrilège au cœur du système : la Banque centrale…Rien ne va plus. La virulence des propos et des prises de position de cette élite est, comme on pouvait s'y attendre, directement proportionnelle à la force et à la puissance des mouvements sociaux. Les asiatiques diraient au fleuve il faut opposer la montagne : La révolution ne coulera pas comme elle veut, on se doit de la conduire, semblent chuchoter ces thuriféraires de l'ordre. Les moins subtils appellent à la criminalisation de ces faits d'incivilité, les fraichement élus au fauteuil et soutiers demandent à cor et à cri une trêve sociale, les tactiques relancent leur appel au nécessaire retour à l'ordre et à la stabilité (lesquels) dans l'intérêt supérieur (sic) du pays. Ils en appellent tous en cœur, comme par le passé à l'union nationale, thème il est vrai, cher à cette majorité silencieuse….Du déjà vu, oui à s'y méprendre. Mais mieux, les technocrates, économistes, et serviteurs de l'Etat s'en mêlent et donnent à leur tour de la voix. Une opinion publique inquiète, au bord de la paralysie doit être prise à témoin. Comme l'enseigne l'histoire les mouvements de bascule de l'opinion est bien l'indicateur premier de la direction que peut prendre une nation. De fait, voilà resurgir le spectre de la catastrophe économique. Les annonces montent crescendo, les portes voix se font plus nombreuses. Ici un recul de la croissance, là une détérioration des réserves de devises. Jour après jour, ces deniers temps, le discours prend de l'épaisseur, prédisant le pire si d'aventure le peuple persévérait dans la voie de sa contestation aveugle, stérile, nuisible. Tous les jours un chiffre isolé, la solennité d'une banque centrale, la plume d'un cacique, tout converge vers cette inexorable fatalité des lois économiques…Elles ont bon dos. Crédibles ses appels ? Resterait à prédire la magnitude des dégâts et pour qui ? Il semble bien, et en dépit de ce bon sens, que les « oubliés » de cette croissance n'ont cure de ces alertes. Dans leur « bon sens » à eux, toute se passe comme si, le fond avait déjà été atteint, et que rien ne pouvait arriver de pire qu'ils ne connaissent déjà. Sans doute ont-ils appris que la Tunisie n'est tout de même pas l'Afrique subsaharienne, que la famine ne guette pas, que la ruine n'est pas au bout du chemin. Une raison suffisante ? 2012, année de tous les dangers. Bras de fer et intimidation à fleuret moucheté s'installent ! Dans l'hypothèse peu probable d'une grande récession, les destructions d'emplois se feraient plus importantes, le chômage s'étendrait ! Et alors ? Semblent dire les indignés: Au lieu de vous époumonez et de crier au loup répondant en écho: attelez-vous aux vrais problèmes et prenez vos responsabilités. Immature nos hordes sauvages ? Voilà bien la trame sur laquelle va se jouer la nouvelle partition ! Qui aura le dernier mot. Bien malin qui peut le dire…mais la perte hypothétique de 3% de croissance, argument fallacieux, est toute de même dérisoire aux yeux de l'histoire que notre peuple tente d'écrire…. * Docteur en économie du développement.