Par Yassine ESSID M. Moncef Marzouki, président du CPR et candidat à la présidence de la République, a affirmé qu'il ne changera pas et qu'il restera «le fils du peuple et au service du peuple». Nous voilà rassurés. Le futur chef de l'Etat ne reniera donc pas ses origines et demeurera fidèle à l'esprit de ses aïeux. Cependant, dans la mesure où la notion de peuple ne renvoie pas à une entité homogène, que ce mot est susceptible d'acceptions diverses et que le peuple est un organisme abstrait, incarné dans tous et aucun individu, il serait nécessaire de savoir de quel peuple M. Marzouki veut parler. Car invoquer le peuple ne suffit pas, encore faut-il le définir. Quel est donc ce référent sans cesse mythifié, aux contours toujours vagues et dont il réclame la filiation ? Un caractère propre aux dirigeants politiques consiste à invoquer le peuple à tout bout de champ, le prendre comme témoin, le flatter, le séduire à l'occasion pour mieux le berner et l'asservir. Pour les monarques et les présidents, qu'ils soient dictateurs ou démocrates, comme pour tous les politiciens de gauche ou de droite, libéraux ou conservateurs, le peuple occupe toujours une place centrale dans leurs discours, mais on ignore si par peuple ils entendent ceux qui vivent de leur travail ou de celui des autres, ceux qui égarent le peuple pour qu'il se prononce contre ses propres intérêts ou ceux qui se laissent manipuler; s'il s'agit de la plèbe ou de la collectivité nationale. Le peuple, un mot devenu presque obscène à force d'être galvaudé, se prête aussi à des rôles divers : on fait ainsi appel aux «idées du peuple», on défend la «cause du peuple», on écoute la «voix du peuple», on proclame la «solidarité des peuples» et on œuvre dans «l'intérêt du peuple». Tantôt le mot peuple permet le regroupement d'ouvriers et de paysans, de citadins et de campagnards, tantôt il opère comme un simple substitut de travailleurs et de prolétaires. Peuple et ouvriers ne sont pourtant pas interchangeables : lorsqu'il est question de salaire, par exemple, ou de conditions de travail, c'est d'ouvriers qu'il s'agit, mais lorsqu'il est question de droits ou d'élection, c'est alors le peuple qui est mis en avant : les lois doivent protéger le peuple mais garantir le salaire de l'ouvrier. Dans le cas présent, il ne fait aucun doute que se réclamer «fils du peuple», c'est revendiquer l'appartenance à ceux qui ne possèdent rien, qui sont mal payés et qu'on oppose habituellement aux élites ou aux nantis. Il est toujours question de cette population qui n'a que ses bras pour vivre, cette multitude toujours opposée aux riches et à la classe dirigeante. Il est parfois question du peuple donneur de leçons et source de vérité, dont on ne cessera jamais de chanter les exploits. Des adjectifs viennent s'accoler au mot peuple qualifié tantôt de «travailleur», tantôt d'«infaillible», mais également de «peuple souverain», décidant désormais les affaires du pays et qu'incarnera avantageusement M. Marzouki, cette fois au plus haut niveau. Pourtant cette idée de «peuple souverain» ne serait qu'illusion et tromperie. Car populaire ne rime pas nécessairement avec justice et droiture. Certes, il arrive que le peuple soit capable de choix raisonnables, même si souvent il tombe dans l'irresponsabilité en cédant soit à la colère soit à l'indifférence, mais demeure capable du pire et tyran en puissance. Les révoltes populaires peuvent être menées par une minorité qui s'assimile au peuple tout entier. C'est ainsi qu'au nom du peuple des despotes se fabriquent une popularité en déclarant œuvrer pour son bien. Chez les adulateurs du peuple, il n'est pourtant jamais question du peuple en tant que bête féroce dont il faut se méfier à cause de ses réactions imprévisibles et non maîtrisables; ce peuple des revendications d'impatience qui continuent à s'exprimer violement par tous les moyens et dans tous lieux possibles. Le peuple sublimé, dont serait issu M. Marzouki, lequel cherche à rapprocher son souci du peuple de ses origines populaires, devrait correspondre au portrait que celui-ci donnerait de lui-même : peuple paysan, aimant les grosses soupes, fier de sa force, payant de sa personne, arborant une simplicité vestimentaire, une sobriété de manières, un goût du travail et de l'effort, une grande probité, mais aussi une détermination obstinée et une intransigeance hostile à tout compromis. Issu du peuple, M. Marzouki, qui affirme parler la même langue que lui, aime son peuple qui le lui rend bien en lui vouant fidélité, soutien, respect et attachement affectif. Ainsi, s'opère une assimilation réciproque des qualités du peuple et celle de son président. Identiques, elles permettent que s'érige entre le futur président et son peuple une sorte d'osmose qui agit comme un stimulant et qui encourage le peuple à se dépasser. Toutefois, en parlant de peuple, M. Marzouki n'a pas pris la peine d'ajuster son discours à la nouvelle réalité politique de la Tunisie ni à son propre statut de futur président de la République, puisque le sens du mot peuple renvoie encore chez lui à une notion conflictuelle qui oppose mais ne rassemble pas, qui divise au lieu de rapprocher. M. Marzouki n'arrive pas à envisager le peuple indépendamment d'une réalité fortement marquée par la division et la lutte des classes. C'est dans le cadre d'une Tunisie divisée en classes antagonistes que se trouve replacée sa vision du peuple ce qui, dans l'esprit d'un futur chef d'Etat, est assez hasardeux. M. Marzouki aime le peuple et celui-ci le lui rend bien. Il s'est toujours cru investi de la mission de lui venir en aide et de le représenter. Devenu l'apôtre de l'intransigeance et de la rupture avec le passé, il a assigné à son passage à la tête de l'Etat la tâche essentielle de réformer le pays en se réclamant du peuple, en fait des 6% de l'électorat du peuple qui lui avaient accordé leurs suffrages. Elevé ainsi à la plus haute magistrature, le «fils du peuple» entend démontrer que le pays a à sa tête un dirigeant incarnant le principe du gouvernement du peuple par le peuple et, qu'à travers lui, le peuple vaquera lui-même aux affaires publiques. Souhaitons à M. Marzouki une longue et fructueuse carrière à la tête de l'Etat pour nous sortir du marasme. Pas trop longue quand même, juste assez pour que le «fils du peuple» ne se transforme pas en «père de la nation».