Bien avant son déroulement, le face-à-face entre le Professeur Youssef Seddik et le prédicateur wahhabite Béchir Ben Hassan, fut largement contesté par les « progressistes » surtout qui y voient une perte de temps et d'énergie. Le philosophe semble lui-même gagné par le doute. Il affirme, avec amertume, sur un plateau de télévision : « c'était un dialogue de sourds ». Oui, il l'est, forcément, nécessairement. Ni les organisateurs, ni les récepteurs du débat n'imaginaient que les deux interlocuteurs pourraient s'entendre (dans les deux sens du terme) ou même trouver un quelconque terrain d'interaction tant leurs référentiels, écoles, et méthodes d'analyse sont différents : esprit critique, croisement des sources, décomposition des textes (du Coran, des historiographes et des penseurs) à la lumière d'outils puisés dans tous les domaines de la connaissance (linguistique, anthropologie, histoire, sciences sociales…), d'un côté et, de l'autre, citations-récitations, emploi d'un discours qui emprunte à la vieille rhétorique ses principales catégories comme les raisonnements par induction/déduction, par alternative (ou bien ….ou bien), par prévision, (ce qui a été sera…), par des conditionnels (s'il y a…ce sera). Les « dialogues de sourds » (titre d'un ouvrage de Marc Angenot) intéressent les analystes du discours qui parlent de la « rhétorique des malentendus » (à rebours de la rhétorique classique définie depuis Aristote comme « l'art de persuader »). Ils montrent que lorsque deux « sujets parlants » s'engagent dans une situation de communication, ils ont de fortes chances d'atteindre leur but qui est de communiquer. Mais dès qu'ils commencent à argumenter, la transmission du message devient plus difficile, et en général, le désaccord des interlocuteurs persiste. En réalité ce qui s'est produit jeudi 14 mars 2013 n'est pas ce qu'on appelle habituellement «un dialogue de sourds », non seulement parce que les deux intervenants ne raisonnent pas selon les mêmes règles et donc n'arrivent pas aux mêmes conclusions, mais parce qu'ils ne parlent pas le même langage et n'entendent pas les concepts d'une même oreille. Pour le prédicateur et le philosophe, les mots clés (comme « el hokm », démocratie, laïcité, modernité) ont des sens différents ; si bien que les arguments avancés ne sont ni repris ni discutés (ce qui présuppose qu'on les comprend), mais éliminés d'office et en bloc. Lorsque l'échange se bloque, les reproches et les insultes prennent la relève (fous, insensés, menteurs, ignares) ; et sans les énergiques interventions de la modératrice, la rencontre n'aurait pas duré le temps qui lui était imparti… C'est que ce face-à-face n'a pas eu lieu entre les tenants de la foi et les partisans de la raison, ou les représentants de l'institution religieuse et les hommes politiques, mais a opposé deux groupes de musulmans croyants (chaque interlocuteur est accompagné d'un jeune disciple) qui tiennent le même discours, réfléchissent sur les mêmes notions et appartiennent au même champ de savoir islamique. Dans la continuité de la pensée d'Averroès, du mouvement rationaliste musulman et des réformistes zeitouniens, Youssef Seddik focalise ses interventions sur une double distinction, entre le texte coranique et les interprétations des exégètes qui l'ont sclérosé d'une part, le rapport vertical (qui lie le musulman à Dieu) et le rapport horizontal (qui lie le musulman à ses semblables) d'autre part. En revanche Béchir Ben Hassan rejette la séparation et minimise la foi, la méditation intérieure au profit des pratiques, et privilégie la « Chariâa » et les jugements institués qui sont, selon lui, immuables et permettent de reconquérir la gloire perdue des musulmans. Avec une grande éloquence qui dissimule à peine la petitesse de son approche, le jeune salafiste explique que l'Islam est « un système », (« Mandhouma) le propre de tout système est qu'il se tient, il suffit d'en déplacer un élément pour qu'il s'effondre, ce qui sous-entend déjà que les contestataires à certaines lois divines ou à l'application de la « Chariâa », sont de mauvais musulmans, et comme dans le langage des salafistes, on ne brode pas dans l'implicite et on ne lit pas au second degré, l'orateur rappelle la formule coranique « la ikraha fi eddine » («pas d'imposition dans la religion »), une formule par laquelle tous ceux qui ne partagent pas sa « lecture », à commencer par son interlocuteur, sont excommuniés et/ou « excommuniqués ». Plus qu'un slogan ou un mode d'action, le « takfir » est un principe fondateur de la « pensée » wahhabite qui élimine l'autre d'entrée de jeu quelque soit son appartenance, ses idées ou son langage… Diviser pour régner et exclure pour unifier, c'est ce que font les salafistes avec plus de radicalité chez le jeune orateur. Sur lui s'applique le vieil adage qui dit que « le disciple va toujours plus loin que le maître ». Il part en croisade contre la laïcité et les laïques dans le sens qu'il entend à savoir hérétiques, mécréants, athées…Dans aucun dictionnaire du monde, ces mots ne fonctionnent comme des synonymes. Mais après deux ans de matraquage effectués (directement ou indirectement) par nos dirigeants islamistes et à leur tête le « penseur » Rached Ghannouchi, la déformation linguistique est bien implantée et nos prédicateurs n'ont qu'à l'exploiter. L'autre ennemi nécessaire au discours des islamistes : l'occident et tout ce qui lui est ordinairement associé à savoir les concepts, les régimes politiques et l'idée même de la modernité. Le jeune wahhabite part en croisade contre la modernité en multipliant les raisons. Car, comme tout doctrinaire, le salafiste est avant tout un raisonneur, il raisonne même beaucoup, mais à sa manière et d'une façon bizarre. Pour se persuader lui-même et persuader les autres du rôle néfaste de la démocratie, il répète plus d'une fois que « la démocratie a échoué en occident», se réfère même aux « penseurs » qui la remettent en question. Là aussi la falsification est double : l'Autre, on le rejette, mais on puise chez lui les idées qui servent la cause en prenant soin de les « arracher de leur contexte » (selon une expression très en vogue) et de les fausser. Il est vrai que la démocratie est en crise (c'est ce qui la définit), mais nullement en tant que mode de gouvernance. Ce qui est contesté, ce sont les raisonnements qui l'ont fondée notamment le système de représentativité, la souveraineté du peuple, le libre échange, l'économie du marché... Sur le dernier point, les prédicateurs se montrent sereins, ouverts et plus modernes que les occidentaux. Selon eux l'Etat islamique ne menace en rien les intérêts économiques. Interrogé sur le devenir de la Tunisie dont l'économie est fondée essentiellement sur les services et le tourisme, Béchir Ben Hsène répond par une série d'hypothèses (comme « si on applique ses préceptes, Dieu nous aidera.. »), un type de raisonnement acceptable dans les conversations courantes, mais que les doctes évitent parce qu'il révèle leur incapacité de changer le monde. Le cheikh wahabite aurait pourtant pu citer l'argument des banques islamiques que ressortent habituellement les islamistes au pouvoir…. Béchir Ben Hassan prouve, encore une fois, que les islamistes n'ont rien à proposer à leurs peuples, et que leurs discours contre la modernité n'est pas dicté par l'attachement aux mœurs et idées passés, mais entre dans le cadre d'une immense manœuvre langagière (et politique). C'est ce que Marc Angenot appelle judicieusement un « archaïsme de combat » : la vision apocalyptique que donne un orateur traditionnaliste du monde moderne s'interfère avec l'angoisse de perdre son identité ou la gloire d'antan. Cet archaïsme, précise le penseur, est souvent l'œuvre de personnes faibles, ignorantes ou pénétrés d'une logique du ressentiment et maintient les scénarios de la conspiration (attribués à des agents extérieurs ou intérieurs). On retrouve dans l'exposé des wahhabites tous les traits qui caractérisent les grands récits des différentes idéologies (qui se sont développées en occident au cours des deux derniers siècles) et surnommées « les religions de l'humanité », saint-simonisme, socialisme, marxisme, nazisme, fascisme… Selon les historiens et les analystes du discours social, ces « religions » reposent sur deux idées communes : -« penser le tout », trouver des solutions définitives aux problèmes sociaux et à toutes les questions que l'humanité s'est posées, - penser à l'écart de tout, et s'écarter des sciences ou des philosophies jugées « incertaines ». « L'islam est la solution » clament les prédicateurs dans l'espoir de tirer profit de ce slogan fédérateur mais qui, ils le savent, repose sur du vide. Le débat, quant à lui, est loin d'être vide ou inintéressant. Merci au Professeur Youssef Seddek d'avoir accepté la proposition, et de nous avoir permis de voir (en direct) le fonctionnement du discours wahhabite, même si je partage son inquiétude sur les possibilités dont disposent les Tunisiens, les jeunes notamment, pour le décomposer…