Dans la soirée d'hier, lundi 3 mars 2014, Mehdi Jomâa s'est adressé aux Tunisiens lors d'une interview qui a été diffusée sur Nessma TV et sur la Watanyia 1. La rencontre a enregistré près de 70 % d'audience et a été marquée par un feedback des plus fluctueux. Sur les réseaux, des commentaires à profusion, des réactions allant majoritairement dans un seul sens : une vague de désenchantement a inondé la toile. Pourtant les Tunisiens sont lucides quant à la nature de la conjoncture ! Pourtant ils sont en mesure, au vu des difficultés quotidiennes, de se rendre compte de l'ampleur de la crise ! Pourtant on voulait un discours réaliste, après avoir été menés en bateau des mois durant, matraqués par les slogans fleuves, mitraillés par les discours bateau. Malgré cela, l'insatisfaction a gagné du terrain hier. D'une manière oscillant dans les degrés de virulence, beaucoup ont relevé la négativité de Mehdi Jomâa, chef du gouvernement depuis peu. « A moins que vous ne vouliez faire ça en deux temps, ce qui me semble être de la politique de gestion des attentes plutôt que de la politique orientée solutions ... J'attends toujours des indicateurs clairs de performances par ministère. Conclusion : Peut mieux faire ... », a commenté l'élu Noômane Fehri, suite à la diffusion de l'interview. On a reproché à Mehdi Jomâa une certaine négativité dans sa communication. Il a en effet énuméré toutes les problématiques (ou presque) entravant un éveil de l'économie et un regain de confiance quant à l'avenir. Il a annoncé, entre autres mesures, que seront gelés les recrutements dans la fonction publique. Cependant, pour Sami Remadi, président de l'Association tunisienne pour la transparence financière (ATTF), il aurait mieux valu que le chef du gouvernement dévoile les résultats d'un inventaire qu'il aurait dû faire dans les structures de l'Etat afin d'éclairer l'opinion publique « sur les 13 756 milliards de dinars que le gouvernement d'Ennahdha a emprunté en dépit de l'absence de développement et sur le nombre de bénéficiaires de l'amnistie générale intégrés dans une administration publique déjà à plat et qu'Ennahdha a encore plus mis à bas… ». Pour certains, à partir des éléments exposés hier par le chef du gouvernement, une plainte contre les gouvernants d'avant Jomâa devrait être déposée. « Après l'exposé fait par Mehdi Jomâa, hier soir, et surtout concernant la situation de la caisse d'Etat, y a-t-il moyen de poursuivre Ilyès Fakhfakh pour haute trahison ? », s'est interrogé Taïeb Laguili, président de l'IRVA. L'expert financier Moez Joudi, a écrit : « Je suis pour une plainte nationale contre les gouvernements Jebali et Laârayadh! Qu'on constitue un collectif et qu'on porte plainte pour "mauvaise gestion des deniers publics"! Les propos du chef du gouvernement hier ne peuvent constituer que des preuves tangibles! ». Joudi a ajouté plus tard dans la journée que de nombreuses personnes l'ont contacté afin de s'inscrire dans le cadre de cette initiative. Dans les propos de Mehdi Jomâa, ne figure aucune prophétie d'un genre inattendu. Ce qu'il a dit les Tunisiens le savent en majorité. Ce qu'il a annoncé est pressenti depuis des mois. C'est ce qui a motivé les derniers événements politiques ayant engendré une remise en cause du système qui était en place. Cependant, Mehdi Jomâa a omis hier, volontairement ou involontairement, qu'il s'adresse à un peuple affecté par une politique qui est allée de paire avec la montée de la violence, la naissance de l'insécurité et l'installation de signes de pauvreté inquiétants. Mehdi Jomâa fait face à un peuple en attente d'un signe d'espoir qui a un peu trop misé sur son arrivée. Il semble cependant avoir décidé de faire l'impasse sur les stratégies de communication, sur les discours d'influence et la manipulation par le mot. Erreur de communication ou volonté de mettre le citoyen devant la réalité des choses, devant ses devoirs envers son pays et sa conscience politique qui doit s'éveiller au plus vite ? Le chef du gouvernement a certes déçu beaucoup. Il a accentué une frilosité devenue chronique pour des Tunisiens touchés plus que jamais par les événements politiques et leurs répercussions sur le pays, sur son économie, sur son ancrage idéologique et son identité. Cependant, nombreux ont été ceux qui ont apprécié l'absence de langue de bois dans son discours, sa franchise et son courage d'aborder de front la difficulté, d'en mesurer la gravité et d'appeler tous ceux que cela concerne à en prendre conscience. « Mehdi Jomaa a bien usé des trois atouts majeurs de la communication politique: la sincérité, la franchise et la clarté. Il tranche avec ses prédécesseurs et marque ainsi un point décisif dans le paysage politique post 14 janvier: l'avènement d'un discours politique crédible et d'un charisme de troisième type… à l'accent tunisien », a écrit Slaheddine Maaoui, directeur général de l'Union de radiodiffusion des Etats arabes. L'intervention de Mehdi Jomâa d'hier soir, est peut-être à l'image de cette politique que nous avons cherchée : nouvelle et subversive. Tout en étant dépourvue, au stade qu'il est, d'actions fédératrices de changements spectaculaires, elle est éventuellement un moyen de stimuler certaines consciences, d'instaurer une volonté de revanche sur une cause pas encore perdue et de nourrir un intérêt pour le travail dans une société qui a été longtemps marquée par la passivité et l'attentisme. « Je suis heureux de voir que Monsieur le Chef du Gouvernement Mehdi Jomâa, dans sa conférence d'hier, a conclu son intervention sur la valeur du travail. Il n'y a que cela qui compte .... Libérez les Hommes d'Affaires et l'Utica de la peur et des procès "bidons" et vous verrez le résultat ... », a écrit Hédi Jilani, homme d'affaires et ancien président de l'UTICA. Alors qu'est annoncée, il y a à peine quelques heures, la libération de l'ancien ministre de la Défense sous Ben Ali, Ridha Grira, et qu'un mandat de dépôt a été émis contre Imed Deghij, de la Ligue de protection de la révolution, certains ont vu, dans tout cela, un certain renouveau politique. Sommes-nous en train d'affronter la réalité et d'en modifier enfin l'impact à terme, en allant davantage vers une politique moins vengeresse et revancharde et plus réaliste, consensuelle et constructive ? Hier, beaucoup de Tunisiens avaient besoin d'une main de fer dans un gant de velours. Le tout serait de ne pas avoir une main de velours au-delà du gant de fer qu'a constituée la franchise de M. Jomâa.