La campagne présidentielle bat son plein et certains dérapages ont même été constatés. Les deux candidats, Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, se rendent coup pour coup à un tel point que des organisations de la société, comme l'UGTT ou la LTDH, ont dû les appeler à la retenue. Toutefois, les plus grandes interrogations reposent sur le parti arrivé deuxième aux législatives, Ennahdha. Le parti islamiste a, lui aussi, appelé les candidats à la présidentielle au calme et à la retenue. Un communiqué a été publié le 27 novembre 2014 pour appeler au calme et à « la préservation de l'unité nationale ». Le parti Ennahdha a mis en garde contre toute division des Tunisiens sur une base régionaliste, politique ou intellectuelle tout en préservant un climat propice à la tenue d'élections sereines. Plus tard, c'est le chef du parti lui-même, Rached Gannouchi, qui a fait un message vidéo pour distiller des messages d'apaisement et de retenue et de responsabilité. Toutefois, l'affaire est plus compliquée qu'il n'y parait. Moncef Marzouki a obtenu plus d'un million de voix au premier tour de l'élection présidentielle alors que son parti, le CPR, et ses sympathisants comme Attayar ou le mouvement Wafa ont obtenu des résultats résiduels lors des élections législatives. Ceci a poussé les dirigeants de Nidaa Tounes et son président Béji Caïd Essebsi à penser que les électeurs d'Ennahdha, parti arrivé deuxième aux élections législatives, ont voté massivement en faveur de Moncef Marzouki. Rappelons que le parti islamiste avait déclaré, par la voix de son porte-parole officiel, Zied Laâdhari, que Ennahdha « ne soutenait aucun candidat et n'était opposé à aucun candidat ». Pourtant, aucun parti, autre que Ennahdha capable de mobiliser autant de voix et de manière aussi disciplinée. Par conséquent, les dirigeants de Nidaa Tounes considèrent que le « pacte de non agression » signé à Paris entre les deux forces a été rompu par Ennahdha. Cette lecture s'est vue confirmée par les récentes manifestations populaires dans le sud de la Tunisie contre des propos injurieux prêtés à Béji Caïd Essebsi. En effet, il est difficile de penser qu'un autre parti puisse mobiliser autant de manifestants et faire cette démonstration de force dans les rues, particulièrement dans le sud tunisien qui est un fief historique du parti islamiste. Toutefois, Rached Ghannouchi n'est pas homme à revenir sur un tel engagement et on voit mal le chef du parti islamiste se retourner contre Béji Caïd Essebsi après des élections législatives exemplaires. C'est ce qu'a exprimé, à demi mot, Rached Ghannouchi dans son intervention vidéo, qui est habituellement un exercice réservé aux moments importants. Une analyse du discours du président du parti Ennahdha permet d'y déceler des messages à l'adresse des candidats mais aussi à ses propres troupes. Le leader islamiste n'a pas manqué de rappeler les candidats, leurs sympathisants et l'ensemble du peuple à la retenue et au calme. « Le deuxième tour doit se passer dans de bonnes conditions et c'est de la responsabilité des intervenants et de leurs partisans » a-t-il déclaré en ajoutant : « Ne gâchez pas la belle image donnée au monde par la Tunisie lors des précédents scrutins ». Par la suite, le chef islamiste commente « ce qui lui a été rapporté » - comme pour se défaire de toute responsabilité dans ces actes- concernant les manifestations au sud du pays en disant : « Les manifestations contre l'un ou l'autre et les insultes ne sont pas dignes de nous [NDLR : le peuple tunisien] ». Il dira plus tard qu'il invite à éviter tout ce qui concerne « l'énervement, les rassemblements dans les rues et les manifestations », comme pour sonner la fin des mouvements de masse constatés dans le sud contre Béji Caïd Essebsi. La suite du discours est un message clairement adressé aussi bien à ses troupes qu'à ses concurrents. En effet, Rached Ghannouchi déclare : « Ennahdha s'est retiré de la course présidentielle et n'a pas de candidat, on ne fait pas partie de cette bataille ». Il ajoute « Sur ce point, nous sommes sincères et sérieux ». Par la suite, Rached Ghannouchi dit : « Je réitère mon appel aux enfants d'Ennahdha de se conformer à la décision des leaders du parti et d'adopter une totale neutralité ». Ces propos pourraient être interprétés comme étant un appel à l'ensemble des partisans et sympathisants d'Ennahdha de se tenir éloignés de toute manifestation concernant les propos de Béji Caïd Essebsi. Du point de vue de certains observateurs, ces consignes suffiront à essouffler les manifestations et à les priver du plus fort de la mobilisation. Ces mêmes observateurs s'interrogent également sur la signification de ces consignes contradictoires si l'on admet que c'est Ennahdha qui a attisé le feu de ces contestations ? C'est là où on se rappelle qu'il y a deux camps au sein du parti Ennahdha, les faucons et les colombes. Certaines rumeurs parlent d'un réel risque de scission au sein du parti islamiste qui serait provoqué par la volonté de Rached Ghannouchi de travailler conjointement avec Nidaa Tounes. Quant aux faucons du parti, sous la houlette de Abdellatif Mekki, ils s'accrocheraient à Moncef Marzouki en tant que candidat et mobiliseraient toutes leurs ressources pour le pousser et, en même temps, dénigrer son adversaire, Béji Caïd Essebsi. On rappellera ici que la décision du conseil de la Choura du parti de ne soutenir aucun candidat a été prise dans la douleur et est loin de faire l'unanimité. D'ailleurs, lors de cette réunion, un camp s'était prononcé clairement en faveur de Moncef Marzouki. Cette discorde au sein même des structures du parti islamiste met en péril sa « survie » politique dans le sens où il aura deux voix contradictoires. A travers sa communication, Rached Ghannouchi semble vouloir remettre de l'ordre dans tout ça. Ennahdha s'est distinguée par une campagne propre vis-à-vis de son principal concurrent, Nidaa Tounes. Pourtant, quand il s'est agi de présidentielle, Ennahdha a joué en sous-main pour soutenir Moncef Marzouki, ce qui est susceptible de casser une entente fragile avec Nidaa Tounes. La suite des événements montrera quelle partie d'Ennahdha l'emportera sur l'autre, les résultats finaux de l'élection présidentielle montreront les poids respectifs de chacun des intervenants et baliseront - ou pas – le chemin vers une éventuelle collaboration parlementaire et gouvernementale.