Comme chaque année, la galère des non-jeuneurs commence dès les premiers jours du mois de Ramadan. Entre les cafés et restaurants fermés de force et les appels au respect des libertés individuelles, le débat est officiellement ouvert.
Dans les préceptes de l'Islam, Ramadan est incontestablement le mois de la tolérance, de la solidarité et de l'indulgence, sauf que depuis des années, on assiste à des scènes et des situations bien loin des valeurs fondamentales de cette religion. Les non-jeûneurs sont inlassablement persécutés par certains jeûneurs qui, tout en les accusant de mécréance, les appellent à respecter, « les sentiments de ceux qui font le jeûne ».
Ainsi, ceux qui ont choisi de ne pas faire le Ramadan, par choix ou pour des raisons de santé, se retrouvent face à des cafés et des restaurants fermés. Certains de ces commerces ferment par conviction, mais bien d'autres le font parce qu'ils y sont contraints par les autorités publiques, notamment, le ministère de l'Intérieur. En effet, plusieurs responsables de postes de polices ou même des agents de sécurité, à titre individuel, prennent l'initiative de sommer les tenanciers de ces cafés et restaurants à fermer leurs portes, portant, ainsi, atteinte aux libertés individuelles et à la liberté de conscience comme cela est stipulé par la Constitution.
Il y a lieu de rappeler, ici, que l'Assemblée nationale constituante (ANC) avait approuvé, le 4 janvier 2014, les premiers articles de la Constitution, garantissant la liberté de conscience, faisant de l'Etat le « protecteur du sacré » tout en rejetant l'islam comme source de droit. Les deux premiers articles, non amendables, définissent la Tunisie comme une République guidée par la « primauté du droit », un Etat « libre, indépendant, souverain » et « civil » dont la religion est l'islam. Deux amendements, proposant comme « source principale de la législation » l'islam, ayant été rejetés.
C'est dans cet ordre d'idées que le Collectif pour la défense des libertés individuelles a rendu public cette semaine, un communiqué dans lequel il rappelle les dispositions de la Constitution du 27 janvier 2014 reconnaissant l'égalité, la garantie des libertés individuelles à toute citoyenne et tout citoyen, le droit à la dignité, la protection de la vie privée, la liberté de conscience, de croyance et le libre exercice des cultes. Dispositif garantissant à toutes et à tous l'exercice de leurs convictions religieuses, culturelles, philosophiques et d'opinion sans discrimination aucune, dans le cadre d'un Etat civil démocratique. Dans le même communiqué, le Collectif met en garde contre la multiplication des actes de violences qui mettent en péril cette liberté de conscience. Des actes qu'il qualifie de graves dans la mesure où ils constituent un reniement des valeurs du vivre-ensemble et une menace du modèle social tunisien et les acquis du peuple. Le même collectif rappelle, dans ce communiqué, signé par une vingtaine d'associations, « qu'au mois de Ramadan de chaque année, les autorités édictent des règlements et des circulaires organisant la fermeture au public des espaces de cafés et de restauration, procédés contraires à la Constitution ».
Devant ces accusations persistantes, le premier délégué au gouvernorat de Tunis, Kamel Saoudi, s'est empressé de démentir « les rumeurs indiquant que le ministère de l'Intérieur et le gouvernorat de Tunis mènent une campagne pour la fermeture des cafés durant le mois de Ramadan ». Ce même délégué s'est relativement rétracté en indiquant que « la liberté de croyance est, certes, un droit constitutionnel consacré, mais qu'il faut aussi prendre en compte le sentiment religieux durant le mois de ramadan ».
Or, ces propos de certains officiels ont été contredits par un avocat qui a affirmé, à son tour l'existence de « plaintes de propriétaires de cafés déposées auprès du tribunal administratif pour fermeture de leurs établissements par la force publique ». Il a également révélé l'existence d'une circulaire stipulant que le sentiment religieux doit être respecté durant le mois de Ramadan. En effet, il semble que certains ont ressorti de placard une note-circulaire de 1981 l'époque Mzali « préconisant notamment la fermeture des cafés et restaurants, ainsi que l'interdiction de vente de boissons alcoolisées, durant le mois de ramadan ». Bourguiba, l'avait annulée deux jours seulement après sa parution, sauf que ceci n'a pas empêché certain d'en user !
Toutefois, le comble nous vient, comme presque chaque année, de ce dénommé Adel El Almi qui récidive, ce Ramadan, en se présentant dans les cafés et restaurants ouverts aux non-jeûneurs pour leur intimer « l'ordre » de fermer car il s'agit, selon ses propres dires, d'un comportement contraire à la Chariaa. Accompagné d'un huissier de justice et d'un individu filmant la scène, il avertit les patrons des lieux qu'il va repasser le lendemain et gare à eux s'il trouve qu'ils maintiennent l'ouverture des commerces : « parce que dans ce cas, insiste-t-il, l'affaire sera portée devant les tribunaux ». C'est à se demander comment, un pareil individu puisse agir ainsi et porter atteinte aux libertés individuelles, inscrites dans la Constitution tunisienne, en toute impunité.
L'autre comble est que les partis politiques dits progressistes et modernistes observent, dans leur majorité, un silence curieux et complice. On citera, toutefois, la réaction individuelle de Yassine Brahim, président de Afek Tounes, par le biais d'un post Facebook, qui a affirmé, mardi 30 mai, son soutien entier à la campagne appelant à la non fermeture des cafés et restaurants pendant les heures de jeûne, en rappelant que la Constitution tunisienne défend la liberté de conscience.
C'est malheureux de constater qu'au moment où il mène une lutte acharnée contre le terrorisme et contre la corruption, l'Etat ne devrait pas négliger la lutte contre les forces obscurantistes qui tentent un retour en force et essayent de profiter, justement, de la concentration des autorités sur d'autres problèmes majeurs.