C'est la révolution de la dignité et de la liberté. C'est ce qu'on nous a chanté ces cinq dernières années. C'est ce que nous avons chanté nous-mêmes et nous voulons bien croire à cette chanson. La chanson en question a été matérialisée par une constitution adoptée à l'écrasante majorité (92%) le 27 janvier 2014 et cette constitution garantit clairement, et sans ambigüité aucune, les principes de la dignité et de la liberté. Ceci pour la théorie. En pratique, les choses diffèrent et dénotent que subsistent encore, dans ce pays, des mentalités liberticides et intrusives dans les vies d'autrui.
Il y a deux ans, à peine, au premier jour du mois de ramadan, les forces de l'ordre ont sommé les cafés et restaurants ouverts de baisser leurs rideaux. Hors de question d'ouvrir des échoppes de restauration en plein mois du jeûne. A l'époque, le chef du gouvernement s'appelait Ali Laârayedh, un islamiste notoire qui occupait, également, le poste de secrétaire général du parti Ennahdha. Il ne fallait pas plus pour déclencher une polémique et pour que les « leaders » de gauche et les médias s'emparent de l'affaire et crient au scandale. La polémique a été suffisamment importante pour que les gouvernants de l'époque fassent machine arrière et acceptent qu'il y ait des cafés et restaurants ouverts à ceux qui ne veulent pas jeûner. Il s'agit là d'accéder à un vœu de liberté fondamentale d'une minorité. Une liberté qui fut garantie, par la suite, dans la constitution de janvier 2014.
Dans l'article 6 de cette constitution, on lit que « L'Etat protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l'exercice des cultes ». Dans l'article 21, 1er article du chapitre II relatif aux droits et aux libertés, on lit que « L'Etat garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d'une vie digne ». Dans l'article 31, on lit que « Les libertés d'opinion, de pensée, d'expression, d'information et de publication sont garanties ». Dans l'article 49, on lit qu' «Aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de droits de l'Homme et de libertés garantis par la présente Constitution ». Mais tout cela est, je le répète, de la théorie.
Octobre et décembre 2014, les Tunisiens se présentent aux urnes et votent en majorité pour Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi (55,5%). Au fond de leur pensée, une bonne partie de ces 55,5% voulaient en finir avec les islamistes et le diktat religieux. Ils ont voté pour un parti et pour un candidat qui leur a dit qu'il vit au XXIème siècle et non au XVème. Juin 2015, premiers jours du mois de ramadan, ces mêmes électeurs constatent, ébahis, que les cafés et restaurants ont été sommés de baisser leurs rideaux. Ceux-là mêmes qui ont été autorisés par les gouvernants islamistes à ouvrir leurs échoppes pour les non-jeûneurs. A quoi donc a servi le vote non-islamiste si, au premier test, les gouvernants non-islamistes adoptent un comportement islamiste radical ? Il faut bien reconnaitre que le non-respect des libertés d'autrui s'apparente plutôt à du radicalisme. Ces libertés fondamentales ont été garanties par la constitution et ont été respectées par les islamistes tunisiens. Dans les faits, on constate que les gouvernants non islamistes, pour qui une majorité de Tunisiens a donné son vote, adoptent un radicalisme religieux pire que les islamistes d'Ennahdha. Quelle différence y a-t-il entre Najem Gharsalli (ministre de l'Intérieur) qui s'introduit dans les vies privées des Tunisiens et Adel Almi qui veut prendre des photos des non-jeûneurs pour les dénoncer sur les réseaux sociaux ?
Dans sa chronique hebdomadaire du samedi 20 juin, Synda Tajine a très bien exposé l'hypocrisie des Tunisiens face au ramadan. Cette hypocrisie gagne en galons quand on se rappelle que l'observation du jeûne est moins importante que l'accomplissement des prières dans le rite musulman. Dans les cinq piliers de l'islam, la prière devance le jeûne. Or aucun Tunisien ne s'offusque quand il voit un autre Tunisien ne pas accomplir son rite religieux. Et nous n'avons jamais vu de police venir obliger les citoyens, comme en Arabie Saoudite, à aller prier dans la mosquée. Pourquoi donc cette même police cherche-t-elle à obliger les gens à jeûner ? Dans les années 1970 et 1980, les terrasses de cafés étaient ouvertes pour les non-jeûneurs. Dans les années 1990 et 2000, Ben Ali a ordonné une certaine discrétion et a obligé les cafés et restaurants à camoufler leurs vitrines par des papiers journaux ou des rideaux pour que les jeûneurs ne soient pas tentés de rompre leur jeûne. C'est déjà une intrusion dans la vie privée des gens, car ce n'est pas le rôle de l'Etat de veiller à ce que ses « sujets » soient en règle avec leur Dieu. Si leur foi est fragile et qu'ils sont tentés par la simple devanture d'un café, eh bien tant pis pour eux ! L'Etat n'a pas été mandaté pour nous emmener au paradis, on ne lui demande que de nous garantir une bonne vie de société sur terre.
Ce qui s'est passé en ces premiers jours de ramadan, en ordonnant aux cafés et restaurants de fermer leurs portes, est une atteinte grave à la constitution et ne présage pas vraiment que l'actuel pouvoir va respecter nos libertés individuelles et fondamentales. Les agents mobilisés pour surveiller les cafés ouverts, alors que nous sommes en pleine guerre contre le terrorisme, reflètent que leur direction n'a pas compris les priorités de l'heure et encore moins la constitution. Il s'agit, nous dit-on, de respecter nos traditions. Soit. Mais de quelles traditions parle-t-on ? De celles des années 70 quand les terrasses de café étaient ouvertes ou celles des années 90 sous Ben Ali quand on mangeait discrètement derrière les rideaux ? Et qu'est-ce qui est prioritaire ? Le respect des traditions ou le respect des minorités ? Si déjà on peut parler de minorité, car selon les dernières études en la matière, 7% des Tunisiens sont irréligieux (voir notre article à ce sujet). Cette « minorité » a voté en majorité pour un parti non religieux et elle s'attendait, par son vote, à un minimum de respect de la part des personnes pour qui elle a voté. Bien qu'elle soit minoritaire, et bien qu'elle soit discrète et assez silencieuse, cette minorité pèse assez lourd dans les votes et dans l'économie et entend bien se faire respecter et faire respecter la constitution tunisienne.