On a beau nous en éloigner et feindre de l'oublier, la réalité du terrain nous la renvoie en pleine figure. On a beau dire que Habib Bourguiba n'avait pas raison, que Zine El Abidine Ben Ali avait tort et que Abir Moussi ne devrait pas avoir ce comportement fasciste, la réalité du terrain s'impose d'elle-même et nous rappelle qu'un islamiste reste un islamiste. Il ne deviendra jamais civil, il ne se « tunisifiera » pas, il préférera toujours la doctrine islamique à la Constitution ; la chariâa aux lois égalitaires du pays ; l'umma à la nation. Par souci démocratique, on feint de croire les propos de Rached Ghannouchi quand il se compare aux démocrates-chrétiens d'Europe, mais la vérité du terrain fait émerger les propos de son vice-président Abdelfattah Mourou qui mise sur l'endoctrinement des générations à venir. Le libéralisme, le modernisme et l'ouverture des Zied Laâdhari, Houcine Jaziri et Saïda Lounissi sont là pour tromper une partie d'entre nous, un temps, sauf que la radicalité et l'esprit rétrograde et moyen-âgeux de Abdelatif Mekki, Noureddine Bhiri, Radwan Masmoudi et Abdelhamid Jelassi sont également là pour nous rappeler que « eux » c'est eux et « nous » c'est nous ! Que les quelques valeurs nous rassemblant sont antinomiques avec d'autres valeurs profondes qui guident notre quotidien. Alors voilà, oui, on voudrait bien accepter de vivre avec les islamistes quand ils acceptent de laisser tomber les armes et leur terrorisme des années 80-90. Oui on voudrait bien les accepter quand ils acceptent les urnes pour nous départager. On pourrait même aller jusqu'à faire semblant de fermer les yeux quand ils ramènent des valises remplies de dollars d'Istanbul et de Doha. Mais quand Noureddine Bhiri dit "qu'aucun député tunisien ne peut accepter d'approuver une loi contraire aux préceptes de la religion", on dit « stop », on va revenir à la case départ quitte à perdre encore quelques années. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas prêts à revenir au moyen-âge avec des lois rétrogrades, juste sous prétexte qu'elles sont conformes à leur chariâa. Leur chariâa, ils la mettent où ils veulent, mais pas chez nous. On n'est pas prêts en Tunisie en 2019, à laisser à nos enfants un pays où les hommes se marient avec quatre femmes, où l'on coupe les mains des voleurs, où l'on pend et flagelle les gens sur les places publiques, où l'on oblige les femmes à se couvrir de la tête aux pieds et où l'on interdit toute liberté contraire à leurs préceptes. Car, qu'ils le veuillent ou pas, c'est ça leur chariâa et elle est incompatible avec nos libertés et nos valeurs. Ils ne peuvent pas la morceler et ils ne vont pas la morceler, c'est contraire à leurs préceptes. C'est juste qu'ils nous font avaler la pilule petit à petit en misant sur la résignation des gardiens du temple, héritiers de Bourguiba. Il ne doit pas y avoir de place pour les islamistes radicaux des années 80-90 qui veulent appliquer la chariâa en usant de subterfuges démocratiques. Il ne saurait y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté !
Le subterfuge de la « tunisification » d'Ennahdha et de l'acceptation des islamistes tunisiens du jeu démocratique a commencé en 2011. Les lobbys européens et américains qui les ont formé, briefé et habillé en 2011 leur ont imposé, en contrepartie de leur soutien, d'épouser cet esprit. Rappelez-vous leurs vêtements fripés au moment de la révolution et leurs costumes chics d'après les élections. Rappelez-vous les discours des «têtes coupées » de Chourou à l'assemblée et du « bain de sang » de Sahbi Atig à l'avenue Habib Bourguiba en 2012-2013 et leur soudain pacifisme et « tunisifisme » d'après. Le véritable tournant a eu lieu en 2013, au lendemain de la prise de pouvoir des militaires en Egypte, avec le deal de Paris entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi. Ce jour là, l'actuel président de la République a accepté de leur accorder le bénéfice du doute et de faire semblant de croire que les Nahdhaouis ont accepté d'être des Tunisiens avant d'être islamistes, d'avoir des lois actuelles et modernes pour gouverner la cité et d'oublier définitivement la chariâa et le moyen-âge. Ce deal parisien a permis à la Tunisie d'éviter une guerre civile réelle en 2013. Il a été fortement soutenu par la communauté internationale, il a été suivi par un « dialogue national » et récompensé ensuite par un Nobel de la Paix. En Tunisie, en dépit de ces applaudissements internationaux, le scepticisme battait son plein. Le proverbe tunisien « Mimouna connait le bon dieu et le bon dieu connait Mimouna » était dans tous les esprits, mais il valait mieux ce mauvais accord qu'une bonne guerre. C'était moins coûteux pour tout le monde. Cela n'arrange pas les affaires des Abdelkrim Harouni (grand soutien des terroristes de Soliman), de Abdelhamid Jelassi, Moncef Marzouki ou Abir Moussi, mais qu'ils aillent tous au Diable, il fallait pacifier l'atmosphère, on ne voulait plus de sang dans ce pays. Béji Caïd Essebsi, et ses soutiens internationaux, avaient d'ailleurs bien raison, regardez ce qui se passe en Libye.
Les islamistes ont joué le jeu et ont accepté la main tendue de Béji Caïd Essebsi. Ils n'avaient d'ailleurs pas le choix, c'était ça ou la mort. Ils ont appliqué alors la stratégie de Ghannouchi-Mourou, celle de paraitre comme de véritables tunisiens qui ont tourné le dos à la chariâa. On ne les croyait pas vraiment, on sait qu'ils n'ont fait que temporiser leurs projets et caché au placard leur chariâa, mais puisqu'ils ont accepté de jouer le jeu, jouons aussi ! Vous voulez jouer aux hypocrites ? Soyons deux ! Pure création de Béji Caïd Essebsi, Youssef Chahed n'a fait que jouer ce jeu hypocrite avec les islamistes en appliquant à la lettre la politique de son mentor et en leur accordant le bénéfice du doute. Il n'était pas le seul, Habib Essid et Mehdi Jomâa ont joué pareil. Tout comme l'écrasante majorité des leaders politiques, à l'exception de la courageuse Abir Moussi, allant de Yassine Brahim à Saïd Aïdi en passant par Mohsen Marzouk et Ridha Belhaj. Bien avant tout ce beau monde, Mustapha Ben Jaâfar et Moncef Marzouki ont également adopté ce jeu de dupes, quoiqu'ils l'aient fait, non pas pour éviter la guerre, mais pour obtenir une place au pouvoir.
Cette stratégie de Béji Caïd Essebsi, suivie ensuite par Youssef Chahed et les autres, ne résiste cependant pas à l'examen du temps. Tant qu'ils ne sont pas sincères, les islamistes reviendront tôt ou tard à leurs premiers démons et à leur chariâa. La déclaration de Bhiri la semaine dernière n'est qu'une preuve de plus de leur hypocrisie et de leur « taqîya » (contredire la religion pour se protéger ou atteindre un objectif important). Cette stratégie a également un revers, celui de ramener contre vous tous les anti-islamistes et ils sont nombreux. Mohsen Marzouk ou Abir Moussi chassent à souhait sur ce terrain aussi fertile qu'abondant. Travailler avec islamistes revient à dire se créer des adversaires, voire des ennemis, dans son propre camp laïc et moderniste. Dire que l'on ne peut pas faire autrement, parler de la guerre qui laisse des plumes et rappeler que la priorité est d'ordre socio-économique et non idéologique, devient inaudible quand les islamistes reviennent à leurs premiers démons et évoquent de nouveau leur chariâa. Ennahdha le sait, tout comme les adversaires de Youssef Chahed. Ils savent parfaitement que dire que quelqu'un est ami-ami avec Ennahdha est synonyme de lui barrer la route de Carthage. Les islamistes ne voteront jamais pour lui, de toute façon, alors que les modernistes-laïcs iront voir ailleurs, quitte à aller vers Abir Moussi et son projet fasciste. Quand Rached Ghannouchi dit que « Ennahdha continuera à soutenir Youssef Chahed s'il ne se présente pas à la présidentielle », cela revient à dire subtilement qu'il le soutient déjà. Ceci est faux et cynique.
Comment s'est manifesté le soutien d'Ennahdha à Youssef Chahed ? En refusant le pacte de Carthage III proposé par le père de Hafedh Caïd Essebsi pour l'éliminer ? C'était un pur calcul politique car l'éjection de Youssef Chahed, avec la complicité d'Ennahdha, revenait à lui garantir une autoroute vers Carthage ! Dans les faits, toutes les lois proposées par le gouvernement sont bloquées au parlement par Ennahdha et les adversaires de Youssef Chahed, à commencer par Nidaa. Les projets de loi d'urgence économique ou d'amnistie de change auraient, sans aucun doute, donné une belle bouffée d'oxygène au pays, mais ces lois ont été bloquées pour ne pas donner à ce gouvernement une victoire. Tout comme la loi de l'égalité successorale pour ne pas donner de gratification à Béji Caïd Essebsi et sa famille progressiste. On voit bien que les députés savent se presser quand il s'agit de leurs propres intérêts (la réforme du code électoral pour barrer la route à Nabil Karoui est un bon exemple). La vérité est que les islamistes font tout pour diviser la famille progressiste, mais ils le font d'une manière très subtile. Le coaching politique américain est bien efficace. Le souci n'est pas là, les islamistes sont dans leur droit absolu, c'est comme ça que la politique se fait. Le souci est dans cette famille progressiste qui relaie et fait monter en épingle les déclarations islamistes, tout contents de barrer la route à Youssef Chahed. Sciemment ou pas, ces progressistes jouent le jeu d'Ennahdha. Qu'ils le veuillent ou pas, la chute d'un candidat moderniste-laïc, quel que soit son nom, est un cadeau offert aux islamistes et aux populistes. Dans un cas comme dans l'autre, la démocratie et le projet sociétaire progressiste en pâtiront. Il ne s'agit pas de défendre Youssef Chahed, il s'agit de défendre et de soutenir toute personne capable de porter le projet d'une Tunisie progressiste, moderne, juste, égalitaire et laïque. Cette personne peut s'appeler Youssef Chahed, Saïd Aïdi, Mohsen Marzouk, Mehdi Jomâa ou Yassine Brahim, peu importe, mais tant qu'elle ne nous fait pas revenir vers la dictature ou/et la chariâa tant qu'il faut la soutenir. Au moins, il ne faut pas s'associer à Ennahdha pour la casser !