L'élection de Rached Ghannouchi à la tête du parlement n'est pas une surprise. Ce qui l'est par contre est qu'il y parvienne grâce aux voix des élus de Qalb Tounes, un parti dont les leaders ont toujours clamé leur opposition à Ennahdha. Ce sont les prémices d'un nouveau consensus entre les deux forces politiques du pays. Mais dans une version bien moins glamour que celle de 2014 entre Ennahdha et Nidaa Tounes. Dimanche 29 septembre 2019 à Médenine, le chef du parti islamiste Ennahdha est en campagne. Il explique à ses troupes la philosophie du consens en 2014. Pour lui, le parti Ennahdha est arrivé deuxième aux élections devant un parti antirévolutionnaire qui incarne le retour de l'ancien régime. Donc, il a fallu s'allier avec Nidaa Tounes pour, en réalité, l'empêcher de nuire et protéger la révolution. Il a même donné l'exemple d'un combat de boxe où l'un des boxeurs est un peu moins fort que l'autre, donc il choisit de coller son adversaire pour réduire sa force de frappe. Ce brillant exposé de stratégie politique a, semble-t-il, échappé aux leaders et aux élus de Qalb Tounes qui ont voté, en totalité, en faveur de Rached Ghannouchi à la tête de l'Assemblée des représentants du peuple. Eux qui ont basé le gros de leur campagne sur la dénonciation du consensus de 2014 et ont fait porter la responsabilité de la situation à cette entente et au parti Ennahdha, ont échoué au premier test. Il a suffi de la première « difficulté », qui est l'élection du président de l'ARP, pour que les diatribes endiablées de la campagne n'aient plus aucun sens.
Il est difficile d'imaginer que Nabil Karoui et son parti Qalb Tounes n'aient pas négocié de contrepartie avec Ennahdha en échange de leur vote à l'ARP. Ennahdha soutient mordicus que les négociations concernant l'ARP et celles concernant le gouvernement sont deux cheminements distincts qui ne s'influencent pas l'un l'autre. Cependant, dans un communiqué daté du 11 novembre 2019, le parti Qalb Tounes invitait toutes les parties prenantes à « unifier les négociations parlementaires et gouvernementales pour garantir l'équilibre politique et éloigner le spectre de la domination ». Alors sur quelle base a eu lieu l'arrangement d'hier si l'on exclut que les négociations ont porté sur le parlement ET le gouvernement ?
Même si le parti Qalb Tounes ne date que de quelques mois, il serait difficile de supposer chez eux la naïveté nécessaire pour se faire totalement arnaquer par le parti Ennahdha. Donc il y a forcément une contrepartie dans cette négociation. Le premier indice de l'existence d'une telle transaction est l'élection, dans la foulée, de Samira Chaouachi en tant que vice-présidente de l'ARP. Le revers de la médaille est le sentiment de trahison ressenti par les électeurs des deux camps. Les électeurs de Nabil Karoui et de Qalb Tounes espéraient voir un parti fort qui s'opposerait à la mainmise des islamistes sur les rouages de l'Etat. Les leaders de ce parti ont surfé sur cette vague en diabolisant Ennahdha et ses alliés comme Tahya Tounes et particulièrement Youssef Chahed. C'est sur cette base que le parti a pu obtenir les 38 sièges à l'ARP qu'il semble vouloir rentabiliser pour la formation du gouvernement. De l'autre côté, les électeurs d'Ennahdha se sont mobilisés pour contrer la corruption que peut représenter Nabil Karoui. Les leaders du parti, et à leur tête Rached Ghnnaouchi, avaient exclu toute alliance avec un parti sur lequel « il existe des soupçons et des accusations de corruption ». Pourtant, le même Rached Ghannouchi n'a éprouvé aucune vergogne à profiter des voix des « corrompus » pour monter en haut du perchoir en lâchant un laconique « il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis ». Cette volte-face a provoqué, dans un premier temps, la démission de Abdelaziz Belkhodja qui a décidé de claquer la porte suite au choix fait par la direction du parti de soutenir Rached Ghannouchi. Dans un second temps, cette alliance nouvelle a provoqué des remous au sein d'Ennahdha, particulièrement lors de la réunion du conseil de la Choura qui a lieu le 14 novembre. Plusieurs leaders influents du parti voient d'un mauvais œil cette alliance et ne supportent pas la supercherie. La pastille est bien trop grosse à avaler, même pour des leaders de premier rang du parti islamiste.
Evidemment, les éléments de langage vont fuser dans les prochains jours pour faire passer cette alliance. Le premier, commun aux deux nouveaux alliés, est d'accuser Attayar et le mouvement Echaâb d'avoir poussé vers cette alliance en refusant de faire des concessions sur leurs revendications. L'objectif est de privilégier l'intérêt de l'Etat. Ennahdha a confié cette mission à la coalition Al Karama qui s'occupe de dénigrer les deux partis d'opposition avec une grande minutie. Ceci nous rappelle la stratégie adoptée par Nidaa Tounes en 2014 qui ne cessait de répéter qu'il était obligé de s'allier avec Ennahdha puisque le Front populaire refusait de faire partie du gouvernement. Les deux partis vont également réfuter le terme d'alliance et vont mettre en avant des termes comme « coordination parlementaire ». L'autre élément de langage, sans grande originalité, sera celui du respect de la volonté du peuple à travers le résultat exprimé par les urnes. Donc, cette division des poids entre les différents acteurs politiques les obligerait à s'allier et à collaborer. Mais cet argument n'est pas recevable puisque la volonté populaire a voulu punir tous ces partis. Il suffit de voir le résultat du vote pour la présidentielle en faveur de Kaïs Saïed. S'il fallait respecter la même fameuse « volonté populaire », Nabil Karoui devrait arrêter de faire de la politique, ce qui est un non-sens.
Nous nous dirigeons à pas décidés vers une nouvelle troïka qui sera composée par Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition Al Karama. La séparation des cheminements, parlementaire et gouvernemental, n'est qu'une chimère qui permet de gagner du temps. Par conséquent, ceux qui votent ensemble gouverneront ensemble, aussi élaborés puissent être les éléments de langage et les argumentaires fallacieux.