C'est à la veille de la Journée mondiale de lutte contre la torture que l'institut Nebras, ou institut tunisien de réhabilitation des victimes de la torture, riche de ses multiples acteurs, décide de sensibiliser l'opinion publique à un sujet tabou. La torture est, comme l'explique si bien l'équipe de Nebras, « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou morales sont intentionnellement infligées à une personne par ou avec le consentement d'autorités étatiques avec un objectif spécifique : punir, soutirer des aveux ou informations, se venger, terroriser». Ainsi «torture», ce terme utilisé à tort et à travers, usé et abusé, pour décrire toute forme d'inconfort, revient aujourd'hui nous rappeler qu'il est lourd de douleur. On invite donc le Tunisien à sombrer dans les recoins les plus obscurs de cette pratique qui reste pour lui, peut-être, de l'ordre de la fiction. Ouvrons aujourd'hui cette parenthèse qui dérange, parlons de cette vérité effroyable et commençons par admettre haut et fort que oui, la torture existe et a toujours existé en Tunisie. Oui, il y a des êtres humains qui se font torturer dans l'ombre, oui ces rumeurs qui indignent sont bel et bien fondées. Car comme l'a si bien souligné Dr Malek Lakhoua, directeur de l'institut Nebras, lors de la conférence de presse tenue avant-hier au siège du Syndicat des journalistes, «reconnaître l'existence de ce fléau constitue déjà un grand pas vers un avenir plus prometteur à travers une meilleure réinsertion sociale des victimes de la torture». On ajoutera même que reconnaître la torture comme un crime contre l'humanité est déjà une victoire dans le cadre de cette rude guerre vers son abolition. A tort ou à raison Au moment même où nous entendons parler de cette pratique, il y a des instruments qui s'emploient à torturer un être humain, quelque part dans une pièce obscure, obscure par absence totale d'humanité, bien entendu. Oui, mais cet instrument, qu'il soit pseudo-humain ou une machine sans cœur, un homme amer ou un pion, une marionnette, a-t-il l'impression à un moment ou un autre que l'erreur commise par le torturé, le péché qui l'a jeté dans cette pièce sous l'emprise de cet instrument, est une raison qui justifie le châtiment ? Et à quel point cette victime au moment M se rend-elle compte que ce qu'elle subit est inhumain ? Comment, après ce moment de barbarie, l'instrument justifiera-t-il les faits et comment la victime accusera-t-elle le coup ? Quelles conséquences et quelles séquelles gardera-t-elle de ces instants critiques et à quel point osera-t-elle se dévoiler et dévoiler au monde extérieur l'ampleur de ses blessures ? Qu'osera-t-elle montrer ? Est-ce que les écorchures visibles sur l'écorce qui protège son âme et son corps ensanglantés seront sa seule souffrance? Est-ce que demain, loin de cette pièce obscure, loin de ce contexte morbide, la victime saura se réinventer une vie, se recréer son havre de paix intérieure ? Suivez cette lumière jusqu'au bout du tunnel C'est dans un élan d'humanité et dans la perspective d'un avenir meilleur qu'a été créé l'organisme Nebras. Né de l'idée que la dignité est un droit absolu... Evidemment, dirions-nous? Pourtant, rien n'est moins sûr ! Ainsi, comme l'a relayé Dr Anissa Bouasker, psychiatre et membre de ce programme, «les victimes de cet acte de barbarie sont parfois tellement brisées, physiquement et psychologiquement, que la vie devient pour elles un fardeau à porter au quotidien». On citera ici l'exemple repris de l'intervention de ce même membre qui dit que «ces victimes peinent à lever le regard pour vous raconter ce qu'elles ont subi», comme si elles portaient en elles à la fois leur douleur et les remords de leur agresseur. Ces êtres « fragmentés » et tellement complexes n'ont même plus la force de porter la rage d'arracher leur propre dignité. Ces victimes ont besoin de ce mécanisme de secours, cette main tendue pour les sortir du gouffre, ces bras qui les enlacent pour encadrer leur réinvention. C'est ainsi qu'est né cet espoir des victimes de la torture...Nebras. Suivez cette lumière jusqu'au bout du tunnel... Du droit au devoir Maintenant que la structure pour encadrer ces victimes existe, et maintenant que l'on a ouvert les yeux sur la réalité de la torture en Tunisie, l'heure est à l'audace. Le citoyen torturé, quelle que soit son erreur, quel que soit son crime, devrait avoir l'audace de défier son agresseur devant la loi en invoquant son droit à la dignité, son droit à être traité comme un être humain à part entière et à n'être jugé que devant la loi en vigueur et par la structure qui se doit de le faire. Le Tunisien est-il conscient aujourd'hui de son devoir de lutter contre ces pratiques barbares. Réalise-t-il que son corps et son esprit sont sa propriété privée, une propriété qui ne devrait à aucun moment être malmenée par autrui, sous quelque prétexte que ce soit. Et nous revenons ici à l'intervention de M. Kameleddine Ben Hassen, juriste, membre du cabinet du ministère de la Justice, chargé de la réforme et des prisons et membre du projet Nebras, qui a bien spécifié que la loi ne peut aider un citoyen que s'il décide de s'aider lui-même en invoquant ses droits, mais d'abord et avant tout en étant au courant de leur existence en s'impliquant davantage dans sa propre défense contre ce genre de fléau. Nous acceptons, bien entendu, cette invitation plus que primordiale aujourd'hui dans ce schéma de lutte contre la torture. Aussi ouvrons-nous ici une petite parenthèse pour inviter cordialement la justice tunisienne avec tous ses acteurs à s'organiser, d'une manière ou d'une autre, pour généraliser cette prise de conscience, à descendre un instant de son trône pour se rapprocher du citoyen, regagner sa confiance, l'encadrer contre ce genre d'injustice et lutter à ses côtés contre ces abus de pouvoir et cette impunité dont jouissent certains acteurs de ce même système judiciaire. Prévenir plutôt que guérir «Prévenir vaut mieux que guérir» ou le présage de couper ce fléau à la source. Y a-t-il moyen, aujourd'hui dans cette Tunisie émergente, dans ce pays qui se réveille d'une longue période d'hibernation, pour que la torture ne soit plus qu'un mauvais souvenir ? Y a-t-il espoir que le nombre de victimes de ces pratiques cesse d'augmenter ? Cela semble ironique mais peut-être bien qu'un programme d'encadrement et de réhabilitation de ces marionnettes qui pratiquent la torture sera demain le seul garant de l'abolition de celle-ci... Pour finir, on s'adressera à toutes ces victimes de la torture pour leur dire : «Levez les yeux et dénoncez l'abus».