Par Tahar AMRI M. Valls, votre récente déclaration, sur les ondes d'une radio, relance de nouveau l'interrogation : est-ce que l'Occident parle d'une guerre de civilisation ou de guerres de civilisations vis-à-vis du terrorisme, qui disons-le, franchement, est fortement attribué aux groupes islamistes jihadistes ? La déclaration orale pouvant laisser le libre choix aux deux interprétations, il est légitime de se poser la question. Pour délimiter ma réflexion, je voudrais signaler que je ne prétends pas posséder des connaissances académiques en sciences politiques ou en histoire des religions. Je suis ingénieur de formation française, imbibé de ma culture et ayant puisé dans les valeurs des grands écrivains français. Il plaît à certains de chercher au jihadisme des racines dans les fondements de l'Islam et en particulier le Coran. C'est bien plus facile de faire ainsi pour se débarrasser de l'encombrante politique... Mais à lire et relire les quelques six cents pages du Coran, on peut y trouver autant d'appels au jihad qu'à la tolérance. Peine perdue pour ceux-là qui veulent expédier trop vite les choses ! S'il est bien vrai que durant le premier siècle de l'Hégire(septième siècle de l'ère chrétienne) les croyants musulmans ont été de fervents guerriers et ont converti de nombreux peuples à leur nouvelle religion, l'histoire n'a pas retenu de massacres perpétrés par les conquérants. Bien au contraire, l'Islam a laissé aux peuples conquis la liberté de se convertir ou de payer la «Jizia», impôt, certainement peu contraignant et qui n'a pas empêché et des Arabes et des non-Arabes de conserver leur religion chrétienne ou judaïque et bien d'autres, jusqu'à nos jours. Pour comparer les choses, il sied de rappeler les massacres de millions de protestants perpétrés particulièrement en France par leurs coreligionnaires catholiques durant le seizième siècle, pour avoir adopté le protestantisme ! Après les premières vagues de conquêtes, l'Islam s'est propagé essentiellement à travers des commerçants jusqu'en Asie centrale et en Indonésie. D'ailleurs, l'histoire ne retient pas que les arabes ont continué leurs conquêtes durant les siècles du Moyen Age, au contraire, ils devaient faire face à des attaques extérieures des Croisés et autres peuples venus d'ailleurs. Récemment, certains sociologues et hommes de religion ont écrit dans la presse française que le radicalisme est un péché originel de l'Islam. Comment l'affirmer aussi gratuitement, alors que les Arabes, n'ont pas mené de guerres de conquête depuis une douzaine de siècles ! Au contraire, ils avaient subi des attaques de toutes parts et n'ont fait que se défendre durant cette longue période. Je trouve que de telles affirmations dénotent davantage l'islamophobie que l'analyse historique. Reste comment expliquer la déferlante vague jihadiste actuelle. Il est bien évident que le jihadisme «moderne» est très récent et ne s'est réellement développé que durant les trente dernières années. Le commencement a été en Afganistan contre les troupes soviétiques,et l'on devrait se rappeler qu'il a été fortement encouragé, voire créé par la puissance concurrente, les Etats-Unis d'Amérique, dans sa guerre froide contre l'Union soviétique. Plus tard en Tchétchénie comme en Bosnie, le jihadisme a été encouragé et armé... tant qu'il combattait la Russie ou ses alliés. Il ne fait aucun doute que Ben Laden, le premier grand Jihadiste «moderne», avait la bénédiction de la CIA pour entraîner et armer ses combattants ! Le retour des armes d'Al Qaïda contre l'allié d'hier est probablement dû à un différend, nullement religieux ! Ce bref rappel d'événements récents connus de tous confirme que le jihadisme «moderne» est vraisemblablement une création américaine ! Cependant, il ne fait pas de doute que son développement a pris d'autres tournures. Les événements des deux dernières décennies ont fortement impacté sa philosophie. Les Etats-Unis d'Amérique ont pris prétexte des attentats, encore mystérieux, du 11 septembre pour lancer leur guerre contre l'Afganistan et l'Irak. En particulier, la guerre contre l'Irak, a énormément, rempli tous les musulmans de colère, car c'était une guerre totalement injuste et dévastatrice ! Les armes de destruction massive n'ont existé que sur les cartes falsifiées de M. Powell ! Saddam Hussein, présenté comme étant le bailleur d'Al Qaïda, était en réalité, son ennemi juré. Cette guerre, réellement planifiée, depuis longtemps par Israël et les Etats-Unis, a rassemblé la quasi-totalité des puissances occidentales derrière la puissance américaine. Les décisions du Conseil de sécurité défilaient. La conscience de l'Occident est alors apparue bien factice, à l'exception de certaines voies isolées ! Puis ont suivi les guerres d'Israël contre le Liban et Gaza. La puissance militaire israélienne, qui a besoin de montrer périodiquement sa supériorité militaire, s'abattait sur une population désarmée, sauf de missiles artisanaux ! Encore une fois, la conscience occidentale, parfois très alerte, à juste raison, quand il s'agit des îles Timoré ou du Darfour, rentre dans l'insouciance ou le sommeil, quand les victimes sont des arabo-musulmans! Le plan de «Désordre créateur» cher à Mme Condoleeza Rice, est mis minutieusement en application : morcellement systématique de l'Irak, de la Syrie, de la Libye, du Yémen, en attendant le tour de l'Egypte, de l'Arabie Saoudite et... enfin de l'Iran! Il ne fait aucun doute que cet acharnement contre les pays arabes et musulmans ne pouvait rester sans conséquences et réactions. Les gouvernants arabes étant liés par des accords non écrits avec l'Occident : silence contre silence ! Les peuples arabes et musulmans, témoins impuissants, ont été systématiquement frustrés, humiliés, meurtris ! Comment ne pas réagir aux images terribles de milliers d'enfants brûlés par les bombes en Irak, à Gaza et ailleurs dans le monde arabe, au su et au vu de l'Occident, lieu de référence pour les droits de l'Homme. Comment ne pas réagir au morcellement de pays berceaux de grandes civilisations tels que l'Irak et la Syrie ? Ces événements tragiques ont signé l'acte de naissance d'un mouvement encore plus radical qu'Al Qaïda : Daech ou l'Etat islamique qui offre à ses adeptes de rejoindre ses rangs et mener la guerre de revanche. Il est important d'observer que ce mouvement concentre ses combats contre les régimes arabes pour les supplanter. Les actes terroristes en Europe ou aux Etats-Unis, heureusement très limités, ne sont pas, manifestement, sa priorité Cela étant exposé, revenons à la guerre de civilisation avec ou sans S. Quant à la guerre des civilisations, c'était M. Bush Junior qui l'avait déclarée, pour convaincre ses citoyens d'aller en guerre dans les pays arabo-musulmans. Naturellement, pour faire sérieux, il fallait s'appuyer sur des écrits tels que le livre de Samuel Huntington qui portait le titre de guerre de civilisations! Cette guerre-là n'a ni adeptes, ni soldats chez nous. Mais si vous parlez, M. Valls, de guerre de civilisation, oui, nous vous écoutons. Je n'ai aucun doute que l'écrasante majorité des peuples arabo-musulmans veut jouir de la paix et de la prospérité comme les autres peuples d'Europe et d'ailleurs. Mais nous voulons aussi que les guerres hégémoniques s'arrêtent, que les droits du peuple palestinien soient reconnus et rétablis, que l'appui aux dictatures cesse mais sans ingérence, que notre spécificité culturelle (l'exception culturelle, disait M. Mitterrand) soit reconnue et respectée. Oui nous gagnerons ensemble cette guerre. Je n'ai pas la prétention de donner des leçons ou représenter qui que ce soit, mais, je suis persuadé d'exprimer un point de vue largement partagé. (Sidi-Bouzid, Tunisie)